La peur et/ou le rejet du livre et  »la trahison des élites’ au Congo-Kinshasa

Par Babanya Kabudi

Rendre les populations apathiques, les opposer entre elles, les formater de façon qu’elles luttent elles-même contre leurs propres intérêts, enchaîner leurs esprits et leurs cœurs et  »coloniser » leurs cerveaux, etc. sont autant d’objectifs que, depuis la nuit des temps,  »les intellectuels de la cour des rois »,  »les experts de la pensée dominante » et  »les autres faux prophètes » essaient d’atteindre. L’entretien de la peur, de l’indifférence et/ou le rejet du livre sert souvent ces objectifs.

L’attrait de  »la cour des sous-fifres congolais » n’est pas une spécificité congolaise.  »La trahison des élites » ou  »La pensée enchaînée » ne sont pas des mots et des expressions inventés par les Congolais.

 »La pensée enchaînée. Comment les droites laïque et religieuse se sont emparées de l’Amérique » (2007) est le titre d’un livre d’une américaine  »naturalisée » française. Elle retrace l’histoire de  »la colonisation des cerveaux » dans son pays d’origine en en citant quelques acteurs majeurs et en mentionnant les colossales sommes d’argent mises au service de l’école, de l’université et des Think Tanks pour cela.  »Europe, la trahison des élites » (2004) est un livre publié par Raoul Marc Jennar, diplômé des universités belge et française. Il y égratigne, entre autres,  »les élites de gauche » ayant abandonné l’idéal de la société solidaire en se convertissant au  »fondamentalisme du marché ».

Eduquer la jeunesse, afin de la rendre capable d’accoucher d’hommes et de femmes capables de donner du sens à leur vie, de se donner des raisons de vivre et de mourir, a toujours fait peur aux  »maîtres du monde » et à  »leur cour ». Il y va de la conservation de leur pouvoir. Socrate, maître de la maïeutique,  »accoucheur des âmes », fut accusé de corrompre la jeunesse.

Donc, depuis la nuit des temps, dans plusieurs sociétés humaines, l’opposition entre  »les intellectuels » défenseurs de la cause des petits, des faibles, des marginalisés, la vie, de la justice, du droit, de la vérité, etc. et ceux de  »la cour des grands » est un fait réel. Souvent, en marge de ceux qui abandonnent la lutte ou  »se convertissent », les premiers paient le prix de leur refus de  »la pensée conformiste ». Ils sont même accusés d’être des  »hérétiques’ de la bienpensance ». Leur esprit critique dérange. Les nobles idéaux qu’ils défendent au nom de la vie et de l’amour à préserver et à transmettre dérangent les pouvoirs bâtis et établis sur la cupidité, la volonté de domination et le mépris des gens (cfr Todorov).

Penser le Congo-Kinshasa en marge de ce contexte historique général, c’est vouloir en faire une île coupée du monde. Des compatriotes refusant de lire et/ou rejetant le livre en disant que  »les intellectuels congolais » ont travaillé avec un dictateur et sont à la cour des sous-fifres et autres marionnettes au pays convaincraient s’ils lisaient les intellectuels non-congolais. Il n’est pas par exemple possible de parler de la crise de légitimité au Congo-Kinshasa sans avoir lu des  »livres-témoins » écrits à partir des sources historiques respectables. La peur du livre et/ou son rejet peut se servir de  »la trahison des élites » comme alibi pour justifier  »la colonisation des cerveaux » et  »l’enchaînement de la pensée » par une pensée fondamentaliste et/ou nihiliste dominante. Il se pourrait aussi que  »les grands esprits » ayant pris le temps de lire aient atteint l’âge de  »fermer le livre ». C’est possible.

Revenons à la crise de légitimité dont le pays souffre depuis l’assassinat de Lumumba. On peut ne pas lire  »les intellectuels congolais » sur cette question. Cela n’empêche que les compatriotes désireux d’en savoir un peu plus, d’en connaître les racines historiques, lisent, avec un grand esprit de lucidité et de discernement, Ludo De Witte ou Jules Chomé. L’un a écrit  »L’ascension de Mobutu. Comment la Belgique et les USA ont installé une dictature » (2017) et l’autre a écrit  »L’ascension de Mobutu. Du sergent Joseph Désiré au général Sese Seko » (1974).

S’ils ajoutent à ces deux livres l’article de Frantz Fanon intitulé  »La mort de Lumumba : pouvions-nous faire autrement ? »,ils peuvent identifier les acteurs majeurs de l’histoire du Congo-Kinshasa, leur mode opératoire, leurs stratégies ainsi que leur capacité d’instrumentaliser  »les organisations dites internationales ».

Coupée de ses racines historiques (plus ou moins proches), la crise de légitimité dont souffre le pays de Lumumba devient incompréhensible. Cette incompréhension pourrait trahir une certaine paresse intellectuel, un refus de savoir, une volonté d’ignorer une partie importante de notre mémoire collective. Elle pourrait dire notre refus d’apprendre de notre histoire. Et ce refus d’apprendre de notre histoire nous rattrape de l’une ou de l’autre façon. Nous en vivons les conséquences nocives au quotidien. L’une d’elle est la fermeture aux orientations stratégiques et géopolitiques averties.

Si nous ne savons pas qui a installé  »la dictature » au pays de Lumumba, nous ne saisirons pas le lien entre l’assassinat de Lumumba et  »la guerre dite de libération de l’AFDL ». Pourquoi ? Faute d’avoir identifier correctement les acteurs majeurs de la tragédie de 1961, nous ne les verrons pas à l’oeuvre au cours des  »guerres secrètes des grandes puissances en Afrique » vers les années 1990. A ce point nommé, nous pouvons ne pas lire les livres écrits par  »les intellectuels congolais » et lire ceux des non-congolais.

 »Carnages. Les guerres secrètes des grandes puissances en Afrique » (2010) de Pierre Péan,  »Les nouveaux prédateurs. Politique des puissances en Afrique centrale » (2003) de Colette Braeckman,  »Géopolitique du Congo (RDC) » (2006) de Marie-France Cros et François Misser,  »Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique » (2008) d’Alain Deneault, Delphine Abadie et William Sacher ,  »Ces tueurs tutsi. Au cœur de la tragédie congolaise » (2009) de Charles Onana ou  »Chasseurs de matières premières » (2013) facilitent l’établissement du lien entre les acteurs majeurs de la tragédie congolaise de 1961 et ceux de la guerre de basse intensité et de prédation des années 1990. Et puis, il n’ y a pas que des livres. Il y a aussi des émissions sur YouTube et des revues. Il y a quelques jours, plusieurs compatriotes ont fait circuler une vidéo tirée de la revue  »Pour. Press ». (En principe, cette vidéo devrait mettre fin au  »débat inutile » sur  »l’aide » accordée à l’Afrique (https://pour.press/afrique-evasion-fiscale-multinationales-au-pouvoir-interet-general-au-desespoir/?fbclid=IwAR2xx_uAP6VDJbcbqHz6n-Gy2BCOk5YKdJtUk7Z8_5lViZhWwW8VYp8Pg3Y)

Lire quel livre et pourquoi faire ?

L’exercice auquel je viens de me livrer tourne principalement autour d’une question :  »La crise de la légitimité au Congo-Kinshasa ». Se documenter sur une question permet de mieux l’étudier, de mieux la connaître afin de proposer des pistes de réflexion pour des issues heureuses possibles au pays. Avoir accès à la documentation, à une bonne documentation, est ici indispensable. Donc, lire sur une question quelconque exige un minimum d’initiation à la recherche scientifique, un grand esprit de lucidité et de discernement, un certain niveau de culture, etc. Sans lucidité et discernement, on peut croire que tous les livres s’équivalent. Il y a, par exemple, des livres de propagande facilitant  »la colonisation des cerveaux » et  »l’enchaînement de la pensée ». Ils n’ont pas une même valeur que ceux qui en délivrent.

Des chercheurs critiquent de la pensée dominante aident, à partir de leurs sources bibliographiques, à opérer de bonnes orientations et de bons choix de livres.  »La filiation spirituelle » est un élément important dans l’orientation de la recherche.  »Des pères »,  »des mères » et des  »maîtres spirituels » sont nécessaires à la transmission, à la fréquentation des sources et à l’acquisition d’une culture indispensable à la conduite de la vie. Des  »témoins vivants », aussi.

Je conclus provisoirement ce texte en soutenant que  »la trahisons des élites » congolaises n’est pas un motif suffisant pour justifier la peur et/ou le rejet du livre. Il se pourrait que la pensée dominante ait réussi à coloniser les cœurs et les esprits au cœur de l’Afrique en tuant l’école, l’université et la famille au profit du nihilisme. La part des  »élites compradores » congolaises et africaines n’est pas à négliger dans l’engagement des nôtres sur cette voie qui ne mène nulle part.

Cela étant, comme partout ailleurs,  »les intellectuels organiques et co-structurants » congolais doivent poursuivre leur travail de production des articles et des livres et organiser des conférences pour en assurer la promotion et lutter contre la bêtise nihiliste. Ils peuvent accepter, en conscience, de prêcher dans le désert.

P.S. Cet article atteste que  »la colonisation des cerveaux » est un phénomène mondial :https://www.legrandsoir.info/coloniser-le-cerveau-occidental-counterpunch.html.

Babanya Kabudi

Génération Lumumba 1961

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