La  production des « Etats ratés » est souvent une question du temps long. Le cas du Congo-Kinshasa

« Ils nous dominent plus par l’ignorance que par la force » S. Bolivar

La pensée peut advenir dans le dialogue avec  l’histoire. Et pour le Congo-Kinshasa, ce dialogue mené à bon escient, peut mener à la déconstruction des idées reçues. Croire par exemple que les grandes questions liées aux enjeux géostratégiques globaux sont toujours discutées au Conseil de Sécurité par « les faiseurs de l’histoire » peut être une idée reçue à déconstruire. Et une bonne déconstruction peut  se faire à partir des sources plus ou moins sûres. Sur ce point, les NTIC sont  à la fois une chance énorme et  ‘’une menace’’. Tout en mettant à nu le mode opératoire des « faiseurs de l’histoire officielle »,  elles leur permettent  d’identifier leurs critiques et de les contrôler. Tant pis. Pourvu que cela sert à l’émancipation politique des peuples et aux générations  futures.

Il y a des questions liées à l’histoire du Congo-Kinshasa dont l’étude doit être faite et entretenue sur le temps long. Les Congolais(es) devraient apprendre à fabriquer leur propre actualité en fonction des  enjeux vitaux face auquel leur pays est placé et éviter de ne colporter que  les infos véhiculés par les médias dominants. Souvent, ces  infos servent à la lobotomisation des cœurs  et des esprits, au décervelage. A l’heure des NTIC, ils peuvent s’abreuver à plusieurs sources alternatives.  La chance qu’ils ont  de vivre  à cette heure des NTIC est qu’ils peuvent eux-mêmes  voir et écouter « les faiseurs de l’histoire officielle » s’exprimer sur certaines questions  engageant le destin global de l’humanité, de l’Afrique et de certains autres espaces géographiques du monde.  Un effort pour maîtriser le mode opératoire de ces « faiseurs de l’histoire officielle »  constitue, à nos yeux, un antidote contre l’ignorance et certains procès d’intentions.  Disons qu’à l’heure  des NTIC, les Congolais(es) ont le devoir de participer à l’écriture et à la relecture de l’histoire de leur pays, de l’Afrique et du monde. Sans complexe, ils doivent opposer leur intelligence à celle des autres.

Revenons à la question de la balkanisation et de l’implosion du pays. Pourquoi y a-t-il eu la Conférence de Berlin ?   L’une des réponses facile à cette question est de dire : « La Conférence de Berlin est désormais loin de nous. Parlons d’autre chose. »  Pourtant, l’entretien de notre mémoire historique nous semble indispensable pour comprendre notre présent afin de mieux orienter notre avenir collectif. Diviser l’Afrique revenait aussi à dire qui, parmi les puissances coloniales, pourrait s’emparer du  « gâteau congolais ».

A Berlin, les groupes financiers français, anglais et allemands avaient les yeux rivés sur les immenses richesses du Congo-Kinshasa.  « Richesses en matières premières exceptionnelles et enjeux géostratégiques convergent pour faire du Congo un territoire qu’aucune puissance ne  peut  concéder à ses concurrents. Il en naît l’expression étrange d’  « Etat indépendant du Congo » à la conférence de Berlin en 1885. Le terme indépendant signifie dans ce contexte qu’il n’appartient spécifiquement à aucune puissance coloniale mais aussi que toutes reçoivent la garantie de pouvoir y accéder librement. »[1]

Pour pouvoir  davantage confisquer cet « Etat indépendant » aux Congolais(es), il va y avoir une neutralisation du suffrage universel après les élections de 1960 avec l’assassinat de Patrice Emery Lumumba, premier Ministre Congolais, le 17 janvier 1961.

Après plusieurs  mensonges entretenus autour de  ce crime odieux, les documents disqualifiés des USA viennent  de dire ‘’leur part de vérité’’ en 2014. Il ne nous semble pas intellectuellement digne de parler des enjeux géostratégiques congolais sans mentionner ces documents ‘’officiels’’ tardivement mis sur la place publique. Ils devraient faire partie de nos archives pour éviter aux générations futures congolaises d’identifier les puissances destructrices de leur pays (avec leurs complices internes). En effet,   « en janvier 2014, écrit Alain Libert, le département d’Etat des Etats-Unis a reconnu son implication dans le renversement et l’assassinat de Patrice Lumumba. » [2]   Cet assassinat a signé le début du dysfonctionnement du Congo-Kinshasa, de son occupation et de sa déstabilisation de l’intérieur.   A ce point nommé, nous n’avons pas besoin de ‘’spéculations’’, nous devons lire les textes déclassifiés  pour mieux comprendre la politique profonde présidant au détricotage du Congo-Kinshasa comme ‘’Etat-nation’’.

Nous inscrivant dans la dynamique de la compréhension de la politique profonde US, nous nous proposons d’étudier et de partager les lignes maîtresses que l’auteur de ‘’ American Foreign Politicy in the Congo, 1960-1964’’ (publié en 1974), Stephen Weissman,  vient  dégager des documents US déclassifiés et intitulés ‘’Foreign Relations of the United States (FRUS), 1960-1968, Volume XXII, Congo (1960-1968). D’emblée, disons que ces lignes maîtresses partagent bien des points communs avec certaines vues de Noam Chosmky et surtout ceux exprimés dans son article publié le 07 juillet 2014 et intitulé ‘’The US sledgehammer worldview’’.

Quand cette politique profonde  décide par exemple, en secret, de s’emparer du Congo, Lumumba n’est pas encore premier ministre. Les documents déclassifiés témoignent que la CIA avait programmé la déstabilisation de  la politique congolaise pour  quelques décennies à partir de 1960. (‘’The CIA’s programs of the 1960s distorted Congolese politics for decades to come.’’)  Elle a tout mis en œuvre   pour garder le Congo dans le giron occidental. Son chef au Congo, Laurence Devlin, a  contribué à l’assassinat de Lumumba et fini par devenir membre du gouvernement piloté par Mobutu tout en mettant de l’argent à sa disposition. (The CIA engaged in pervasive political meddling and paramilitary action between 1960 and 1968 to ensure that the country retained a pro-western government. The CIA Chief of Station Lawrence Devlin had so much influence that he became not only the pay master but a de facto member of the government that he had helped installed after the September 14, 1960 coup. The CIA Chief of Station Lawrence Devlin had direct influence of the events that led to Lumumba’s death. He was assassinated on January 17, 1961.)

Tout de suite après l’assassinat  de Lumumba  commandité par le Président Eisenhower[3] avec la complicité du responsable de la CIA, Allen Dulles, et exécuté  au Katanga par leurs ‘’nègres de service’’, ‘’les partisans du rationalisme économique’’ répandent un mensonge. Ils soutiennent qu’il est tombé dans une rivière pleine de crocodiles. (Nous avons, dans l’assassinat de Lumumba, quelques éléments rentrant dans la définition d’une ‘’politique profonde’’. Elle est l’action politique menée en secret par une poignée d’acteurs appartenant aux institutions officielles et officieuses et couverte par le mensonge. Elle vise la domination impériale et l’accès aux postes de pouvoir (et d’argent) enviés par les ‘’nègres de service’’ qui y prennent part.) Pourtant, il n’en était pas question. Lumumba fut bel et bien assassiné. L’un des ‘’nègres de service’’, Mobutu,  utilisa l’hélicoptère personnel de l’ambassadeur des Etats-Unis au Congo, M. Clare Timberlake, pour rechercher ‘’le fuyard’’ Lumumba. Mobutu reçut, quelques temps après cet acte  crapuleux, du Président Kennedy, une plaque de commandeur de la Légion  du Mérite sur laquelle on pouvait lire : « En nettoyant son pays des éléments étrangers communistes, il a prouvé qu’il était le gardien de la liberté et un ami des nations libres du monde. »[4]  Ouvrons une parenthèse. Les dernières révélations faites par George Friedman (dans une vidéo  mise sur la place publique[5])  indique que la guerre menée contre l’URSS  était fondée sur la peur de voir le génie russe coopérer avec le génie allemand.  Cette guerre  de l’empire visant à diviser pour régner tenait à réduire à néant l’influence d’autres peuples à travers le monde  et à répandre ‘’la liberté du renard libre dans un poulailler libre’’.  La lutte contre le communisme a servi de subterfuge à la mainmise  US par l’entremise de la CIA sur le Congo-Kinshasa. C’est depuis les années 60 que cela dure.

A partir des documents US déclassifiés en 2014, il devient clair que “the CIA’s legacy of clients and techniques contributed to a long-running spiral of decline which was characterized by corruption, political turmoil and dependence on western military intervention. So dysfunctional was the state that in 1997 it collapsed leaving instability to this day.’’

Dans ce contexte, il devient clair que la guerre  raciste menée par les anglo-saxons à travers les proxys  ougandais, rwandais et congolais interposés en  1996-1997 ne fut pas une génération spontanée.

Cette guerre ne peut pas être comprise  si un effort n’est pas déployé (entre autres) pour comprendre  la doctrine de ‘’la sécurité nationale US’’. Que dit-elle ? En tant que ‘’nation exceptionnelle’’ et ‘’nation indispensable’’, les USA doivent avoir accès  aux matières premières stratégiques de n’importe quel pays du monde et empêcher  aux pays capables de les égaler en puissance  ou de les garder pour eux-mêmes ou d’y avoir accès. Cela à n’importe quel prix. Surtout par l’usage de la force.

Ils doivent implanter leurs bases militaires où ils veulent pour garantir ‘’leur sécurité’’ et celle de leurs alliés. Et les pays résistant à cette vision des choses et respectueux de leur souveraineté peuvent être considérés comme leurs ennemis.  Et l’accès à ces matières premières stratégiques passe aussi par des guerres produisant des « Etats ratés » comme celle menée contre le Congo-Kinshasa. « En plus d’optimiser les massacres et les ventes d’armes qui en découlent, écrit Edward Herman, les Etats-Unis (inscrits dans la perspective de la doctrine de leur ‘’sécurité nationale’’) devenaient aussi de facto le premier producteur d’Etats ratés à l’échelle industrielle. »  Qu’entend-il par « Etat raté » ?

C’est « un Etat qui, après avoir été écrasé militairement ou rendu ingérable au moyen d’une déstabilisation économique et du chaos qui en résulte, a presque définitivement perdu  la capacité (ou de droit) de se reconstruire et de répondre aux attentes légitimes de ses citoyens. »

Le chaos créé par la production de l’Etat raté  est un signe précédant son démembrement. Ce n’est pas un hasard qu’Herman Cohen se confiant à l’un des compatriotes lui dira qu’au Département d’Etat, le Kivu appartient au Rwanda[6].

Les Congolais(es) applaudissent-ils  en écoutant toutes ces déclarations. Non. Surtout pas  plusieurs compatriotes résistants de l’Est du pays. De là à croire que les  ‘’balkanisateurs’’, eux, ont croisé les bras, il y a un pas  à ne pas franchir.

Ils sont habitués à lutter sur le long terme. Ils ont attaqué l’URSS depuis la première guerre mondiale (1914-1918) et l’ont disloqué en 1991.Ils l’ont fait en coalisant avec  les escadrons de la mort.

. Pour achever la dislocation de l’URSS, les USA l’ont attiré dans une guerre en Afghanistan et ont coopéré avec ‘’les terroristes’’ d’Al-Qaïda comme l’a affirmé un jour l’un des leurs têtes pensantes Brzezinski sans aucun regret : « Nous n’avons pas poussé les Russes à intervenir, mais nous avons sciemment augmenté la probabilité qu’ils le fassent (…) Regretter quoi ? Cette opération secrète était une excellente idée. Elle a eu pour effet d’attirer les Russes dans le piège Afghan et vous voulez que je le regrette ? Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j’ai écrit au président Carter, en substance : « Nous avons maintenant l’occasion de donner à l’URSS sa guerre du Vietnam. » De fait, Moscou a dû mener pendant presque dix ans une guerre insupportable pour le régime, un conflit qui a entraîné la démoralisation et finalement l’éclatement de l’empire soviétique. Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques excités islamistes où la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ? [7]»

Ces actions secrètes de démembrement des Etats ne se discutent pas au Conseil de Sécurité. Non. Elles se discutent au CFR (Conseil des  Relations Extérieures US)  ou l’Institut des Affaires Internationales britannique (RIIA). Et cela dans la discrétion. Souvent, le Pentagone, la Trilatérale, le « Club du Bilderberg, la CIA ou le MI6 s’en chargent.

Quand la production de la Libye, de l’Irak, de la Syrie, de l’Iran, de l’Afghanistan et d’un autre sixième  comme « Etats ratés » est décidé au Pentagone bien avant le 11 septembre 2001, le Conseil de Sécurité n’est pas mis au courant. Il sera instrumentalisé plus tard pour avaliser  un programme conçu au Pentagone. La vidéo est là[8].

Malgré sa part de cruauté, le XXIème siècle est  exaltant. Il met à notre disposition des documents pouvant nous permettre de nous faire une idée plus ou moins exacte de la marche du monde. Les questions  et les enjeux globaux peuvent être analysés à partir des sources partageables.

Si malgré la disponibilité de ces sources, certains parmi nous décident de ne se fier qu’à  leur propre imagination, c’est leur droit.

Nous, nous avons levé une option : étudier les questions actuelles en les replaçant dans un temps long historique et en approfondissant le mode opératoire des « faiseurs de l’histoire officiels ». Nous avons décidé de rompre avec l’immédiatisme. En sachant qui fait quoi et comment, sur quelle durée, les élites organiques et structurantes congolaises  peuvent savoir comment initier des actions de contre-propagande et d’émancipation politique du Congo-Kinshasa. Elles doivent gagner prioritairement cette bataille des idées.

Nous croyons fermement que la lutte contre l’amnésie est nécessaire à la création d’un imaginaire alternatif. C’est-à-dire à une autre manière de concevoir, de produire des idées et de déchiffrer le monde et le Congo-Kinshasa.

 

Mbelu Babanya Kabudi

 

[1] S. BOUAMAMA, Figures de la révolution africaine. De Kenyatta à Sankara, Paris, La Découverte, 2014, p.165.

[2] A. LIBERT, Les sombres histoires de l’histoire de la Belgique, Bruxelles-Paris,  Boîte  à Pandore, 2014, p. 431.

[3] Lire N. CHOMSKY, The US sledgehammer Worl view, dans http://www.informationclearinghouse.info/article39024.htm

[4] La Libre Belgique, 25-28 mai 1961, citée par  J. CHOME, L’ascension de Mobutu. Du sergent Joseph Désiré au général Sese Seko, Bruxelles, Complexe, 1974, p. 74.

[5] https://www.youtube.com/watch?v=emCEfEYom4A

[6] http://ikazeiwacu.fr/2015/03/19/rdc-rwanda-pour-le-departement-detat-americain-le-kivu-appartient-au-rwanda-herman-kohen/

[7] Z. BRZEZINSKI : « Oui, la CIA est entrée en  Afghanistan avant les Russes… », dans Réseau Voltaire du 15 janvier 1998

[8] http://www.reopen911.info/News/2011/10/18/le-general-wesley-clark-affirme-quun-plan-etait-pret-des-le-12-septembre-2001-pour-envahir-7-pays-dont-la-libye-et-l%E2%80%99irak/

Leave a comment

Your email address will not be published.


*