Beni: le procès d’une filière islamiste lève un coin du voile

Par Colette Braeckman

Beni, envoyée spéciale,

Ce jour là, (mi février), Beni retient son souffle. Le marché est désert, la circulation s’est arrêtée. Serrés comme des grappes de raisin, des milliers d’habitants de cette ville du Nord Kivu ravagée par les massacres et terrorisée par les enlèvements, ne perdent pas un mot d’une audience publique hors du commun : la Cour militaire poursuit le procès, déjà entamé en août 2016, de « présumés ADF » (Allied democratic Front). Officiellement présentés comme des rebelles ougandais de confession musulmane, ces « djihadistes » font régner la terreur autour de Beni depuis 2014.
Plantée au milieu de la place principale, face à la mairie, une vaste estrade de bois accueille le tribunal militaire et plantés aux quatre coins de l’esplanade, d’énormes haut parleurs permettent à chacun de ne pas perdre le moindre mot de l’audience.
Les prévenus, épaulés par leurs avocats en toge, sont alignés devant les juges. A tout moment, le président empoigne son marteau et impose le silence à la foule lorsqu’elle s’esclaffe ou gronde sourdement. Aucun journaliste étranger, aucun observateur des droits de l’homme ou de la Monusco n’assiste à cette audience foraine et c’est bien dommage, car ce procès hors du commun dénude, point par point, la filière de la pénétration islamiste dans l’est du Congo, avec ses combattant venus d’ailleurs, d’ Ouganda entre autres, mais aussi ses complicités locales et l’ambiguïté de certains éléments de l’armée ou de politiciens de la place. Entamé en août 2016 , souvent interrompu, ce procès atteint enfin, en février 2017, sa vitesse de croisière et des prévenus importants comparaissent, n’hésitant pas à conseiller au tribunal d’inviter des personnalités de premier plan, comme le maire de la ville ou le général Akili Mundos, l’un des officiers les plus proches du chef de l’Etat…
Comparaît ainsi un homme jeune, borgne, coiffé d’un keffieh rouge, qui ne se fait pas prier pour reconnaître, non sans fierté, qu’il répond au nom d’ « Okapi Shabani Hamadi », qu’il a fréquenté assidument la mosquée Katindo à Goma où on lui a parlé du jihad, des moudjahhidines, des groupes qui combattaient en brousse…
Le colonel Shabani Molisho, un ancien officier des forces armées congolaises, (issu des rangs du RCD-Goma, ce mouvement rebelle composé naguère de rebelles tutsis alliés du Rwanda…) et présenté comme « renseignant » est confronté au prévenu. Lui aussi connaît la mosquée de Katindo et l’imam Suleiman et il confirme que le contenu des prêches portait bien sur la guerre sainte, sur le recrutement de nouveaux adeptes et sur le soutien à apporter aux combattants cachés dans les forêts. Il reconnaît avoir connu Okapi, devenu lui-même recruteur et instructeur, « un enseignant du jihad » et ne nie pas avoir lui-même eu des contacts avec les ADF, leur amenant des médicaments ou des munitions…
Okapi ne contredit pas le procureur lorsque ce dernier fait l’historique de la radicalisation des ADF : « ces gens venus d’Ouganda sont là depuis longtemps, ils sont apparus au début des années 90 et les premiers massacres n’ont commencé qu’en 2014, lorsque les conditions de vie en brousse se sont dégradées à la suite des attaques menées par les forces armées congolaises…Auparavant, les ADF avaient épousé des filles congolaises, beaucoup de gens allaient les voir en brousse, pour leur vendre du sel ou des produits manufacturés en échange de minerais, de pierres précieuses… » Et il s’exclame : « à Beni, beaucoup de maisons ont été construites avec l’argent des ADF… »
Complicités locales, radicalisation progressive, recours relativement récent à la terreur, écheveau dans lequel se mélangent des opposants ougandais convertis à l’Islam et des musulmans congolais radicalisés dans certaines mosquées…
Avec méthode et patience, le procureur du tribunal militaire, le général Thimothée Mukuntu Kiama remonte tous les fils. Annonçant qu’il va interroger un nouveau prévenu, appelé « Moussa Tchadien » ou Moussa Bachran, il prie le colonel Shabani de ne pas quitter la barre des témoins.
Lorsqu’un homme déjà âgé, soutenu par son avocat, s’avance péniblement vers le micro puis s e redresse fièrement, regardant bien en face le tribunal puis les premiers rangs de l’assistance, je ne peux m’empêcher de sursauter : cet individu vêtu d’un large caftan aux brodures dorées, les cheveux gris coiffés d’un calot de feutre, est l’exact sosie de Hissène Habré, le dictateur tchadien détenu au Sénégal où il a été condamné pour crimes contre l’humanité !
L’air de famille n’est pas du au hasard et « Moussa Tchadien » s’en explique bien volontiers : il est le cousin de Hissène Habré qui, à la fin des années 80, entretenait les meilleures relations avec le président Mobutu. (Rappelons qu’à l’époque Habré comme Mobutu étaient soutenus par les Américains. Après le renversement d’Hissène Habré en 1990, remplacé par son cousin Idriss Deby, une centaine de membres de sa garde personnelle, dont certains avaient été formés aux Etats Unis, furent accueillis au Zaïre ou ils assurèrent la garde rapprochée du président Mobutu)
« Lorsqu’à l’invitation du président Mobutu, Hissène Habré est venu dans ce qui était encore le ZaÏre, moi je suis resté à Goma », explique Moussa. Par la suite, le Tchadien a pris femme dans la capitale du Nord Kivu, s’est lancé dans le commerce des minerais (or et pierres précieuses) ce qui l’a amené à voyager vers les pays du Golfe et la Grande Bretagne. Mais surtout, c’est avec fierté qu’il explique comment il demeura fidèle à sa foi musulmane : « dans ma maison de Goma, j’hébergeais parfois 500 personnes déshéritées ou déracinées par la guerre ; je payais pour la mosquée, je finançais les études de dizaines de jeunes gens … »
« En réalité, vous financiez des candidats au jihad, des gens qui rejoignaient les rebelles ougandais » tonne le procureur… Sans se laisser démonter, Moussa se défend calmement : « ce que j’ai fait, conformément à ma foi, c’est envoyer des jeunes gens poursuivre des études au Maroc et en Arabie Saoudite, je crois que j’en ai soutenu 52 sinon plus. Certains sont également partis pour le Soudan, au milieu des années 90. (ndlr. c‘est à ce moment qu’un certain Ben Laden vivant au Soudan y achète des terres et forme de futurs combattants…) »
Moussa insiste : « on ne peut pas me reprocher d’avoir voulu aider mes frères… Certains de ces jeunes gens, après leurs études, ont bien réussi dans la vie. J’en ai même retrouvé deux, qui faisaient partie du personnel civil de la Monusco… »
A ce moment, mon voisin, le journaliste Nicaise Kibel’bel Oka sursaute et me glisse : « je vous avais toujours dit qu’il y avait des complicités au sein de la Monusco, il vient de le confirmer… »
Le Procureur, lui, ne s’attarde pas. Il garde Moussa pour d’autres auditions et fait comparaître un témoin de choix, le maire de la ville lui-même, M. Bwanakawa Masumbuko. Alors que la foule de ses administrés retient son souffler, le maire confirme qu’il s’est effectivement engagé, sans en référer aux forces armées ou aux services de renseignement, dans une tentative de négociation unilatérale avec les ADF : «un certain Zacharie, un cadre des ADF formé à Mombasa au Kenya, m’a appelé depuis la prison de Beni car, au nom de son mouvement, il voulait négocier. Je l’ai rencontré et je suis même allé en brousse, rencontrer ses camarades, mais cela n’a rien donné… »
Au sortir de cette longue journée d’auditions, quelques évidences s’imposent : les rebelles dits ougandais, présentés comme islamistes, sont présents dans le milieu congolais depuis deux sinon trois décennies. Ils ont bénéficié de complicités locales, entre autres au sein de l’ethnie des Nande réputée pour son dynamisme et son aptitude au commerce transfrontalier. Ils ont été progressivement gagnés à l’idéologie djihadiste entre autres à cause de l’influence de certaines mosquées . Retranchés sur les flancs du Ruwenzori et le long de la rivière Semliki, les « ADF » ont commencé à recourir à la violence et à terroriser les civils lorsque l’armée congolaise a entamé de grandes offensives pour les déloger des bastions où ils se livraient, entre autres, à l’exploitation de l’or.
Le procès des 57 prévenus de Beni, poursuivis pour avoir participé aux massacres de civils qui ont fait plus de 500 morts et des dizaines de milliers de déplacés au cours des dernières années, permettra-t-il de mettre au jour les diverses filières et de les démanteler définitivement ? Le public de Beni l’espère mais dans ce Congo aux alliances fluctuantes, aux complicités multiples, rien n’est moins sûr…

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