Politique et organisation

 

                  
                                       « Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur. »
                                                                                                                                                     W. CHURCHILL
Nous organiser politiquement en tant que Congolais(es) est une urgence de l’heure. A mon avis, nous ne saurons le faire sans questionner notre histoire collective et nos traditions. Le moment historique actuel nous exige un grand esprit d’ inventivité, de créativité et d’imagination. Il nous exige de questionner les mots et le sens que nous leur donnons.Qu’est-ce que le politique ? Qu’est-ce que la politique ? Aussi, pensons-nous, qu’ une organisation, pour être efficace, doit mettre de l’ordre dans ses idées. D’où la nécessité d’un minimum de théorisation de ses actions. Des actions théorisées et débattues peuvent constituer un dénominateur commun pour l’unification des forces luttantes congolaises. Souvent, nous lançons un appel à l’unité des compatriotes sans que les idées et les actions unificatrices puissent être présentées après des débats et des délibérations collectifs.
Le politique et la politique
Actuellement, parler de  »politique » au Congo-Kinshasa est un exercice prêtant à beaucoup de confusion. Il est souhaitable que la petite distinction entre  »le politique » et  »la politique » puisse être faite et que le lien entre les deux soit établi. En principe,  »le politique précède la politique, il ne se résume pas à sa mise en pratique. Il affirme l’existence d’un  »nous » qui dépasse les particularités. Il définit les conditions de la vie en société, tandis que la politique désigne des activités, les stratégies et les procédures concrètes qui touchent l’exercice du pouvoir. »[undefined/?.intl=be&amp%3B.lang=fr-BE&amp%3B.partner=none&amp%3B.src=fp&soc_src=mail&soc_trk=ma#sdfootnote1sym]1 En tant que Congolais(es), nous affirmons, entre autres, notre  »nous » en chantant notre hymne national :  »Debout congolais ! Unis par le sort ! Unis dans l’effort pour l’indépendance ! ». Ce  »nous » affirmé est aussi donné à travers une longue histoire plurinationale des Royaumes Lunda, Kongo, Luba, Tshokwe, Kuba, etc., de la Conférence de Berlin de 1885, de la traite négrière et de la colonisation. La politique, en tant qu’art de participer à l’édification de la cité par la parole, les actions individuelles et collectives réfléchies et concertées est fondée sur  »le politique » entendu comme  »recherche du bien commun et de l’intérêt général qui doit trouver sont fondement dans un véritable débat sur des valeurs et des orientations partagées ».[undefined/?.intl=be&amp%3B.lang=fr-BE&amp%3B.partner=none&amp%3B.src=fp&soc_src=mail&soc_trk=ma#sdfootnote2sym]2
Fonder la politique dans le politique peut aider notre pays à rompre avec certaines approches de celle-là au Congo-Kinshasa. A quelles conditions ? Si nous questionnons la pratique démocratique en tenant compte du  »vol de l’histoire »[undefined/?.intl=be&amp%3B.lang=fr-BE&amp%3B.partner=none&amp%3B.src=fp&soc_src=mail&soc_trk=ma#sdfootnote3sym]3 et en évitant d’en faire une invention exclusivement occidentale. De ce point de vue, une étude menée par Amartya Sen peut nous inspirer ; tout comme l’entretien réalisé par Joseph Ki-Zerbo avec René Holenstein. En effet, dans  »La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident » se démarque d’une  »conception exclusivement occidentale » de la démocratie en essayant de relire les  »Systèmes politiques africains » de Meyer Fortes et Edward-Pritchard. Bien que critiquant la tendance de ces deux auteurs à trop généraliser, il est d’avis qu’  »il n’y a guère de doute quant au rôle traditionnel et à la pertinence continue, dans l’héritage politique africain, de la participation et du fait d’avoir à rendre des comptes »[undefined/?.intl=be&amp%3B.lang=fr-BE&amp%3B.partner=none&amp%3B.src=fp&soc_src=mail&soc_trk=ma#sdfootnote4sym]4 A ses yeux,  »négliger tout cela et considérer le combat pour la démocratie en Afrique comme une simple tentative pour y importer l’ « idée occidentale » de la démocratie relèverait d’une profonde incompréhension. »[undefined/?.intl=be&amp%3B.lang=fr-BE&amp%3B.partner=none&amp%3B.src=fp&soc_src=mail&soc_trk=ma#sdfootnote5sym]5
L’historien Joseph Ki-Zerbo abonde dans le même sens. Pour lui, dans les différentes catégories d’organisation du pouvoir,  »avec ou sans Etat visible, il y a en Afrique, un effort pour la limitation, le partage du pouvoir, la participation et une certaine solidarité consistant en des dons et des contre-dons. Il y a à la base du système africain une puissante organisation autogestionnaire par les peuples eux-mêmes. »[undefined/?.intl=be&amp%3B.lang=fr-BE&amp%3B.partner=none&amp%3B.src=fp&soc_src=mail&soc_trk=ma#sdfootnote6sym]6 S’exprimant souvent en groupes (en collectifs), les peuples, à la base de ce système, ont fait de la prise de parole au cours de la palabre (masambakanyi, kinzonzi, looso), non seulement un droit, mais un devoir. Ce faisant, ces collectifs ont mis un accent particulier sur le rôle de la délibération dans les prises des décisions collectives engageant le destin du village ou d’une plus grande agglomération.
Cette culture politique est ignorée ou plutôt battue en brèche au Congo-Kinshasa par des politicards, héritiers du mobutisme et du kabilisme,  »nègres de service » du néocolonialisme et du néolibéralisme. Dans un contexte dominé par  »la stratégie du chaos et du mensonge » néolibérale, ces politicards ont fait de la politique  »le tshididi » ; c’est-à-dire un lieu où les copains et les coquins coalisent pour asséner des coups tordus dans le dos des masses populaires roulées dans la farine, opprimées , assujetties, appauvries et réduites au rang des  »indigents ».
Dans ce contexte, nous estimons que retrouver le sens de la politique nous exige de renouer avec les masambakanyi, le kinzonzi, le looso (la palabre) au niveau des collectifs citoyens afin de politiser les masses populaires afin qu’elles deviennent des masses critiques et des  »démiurges » de leur propre destinée. Il appartient aux  »minorités organisées en conscience, agissantes et co-structurantes », sensibles au sens du politique et de la politique de redonner toutes ses lettres de noblesse à la palabre congolaise et africaine dans la pratique politique. Telle nous semble l’une des voies à emprunter chez nous pour  »radicaliser la démocratie », rompre avec le carriérisme politique des copains et des coquins et bâtir  »un nous solide » et un pays plus beau qu’avant.
Des Manifestes pour la théorisation de l’action
Dans l’état actuel de notre pays, emprunter cette voie nous exige que nous puissions questionner certaines pratiques du passé récent ; celles qui ont aidé le pays à accéder à son indépendance formelle. En fait, avant cette indépendance, les élites africaines et congolaises ont été initiées à certaines pensées émancipatrices. Elles ont produit deux  »Manifestes ». Ils ont théorisé leurs actions politiques. Il y a eu le Manifeste de la conscience africaine (en 1956) et le Manifeste de l’ABAKO (en 1956). En effet,  »l’idée de l’indépendance va (…)faire son chemin dans l’esprit d’une poignée d’étudiants catholiques dont Joseph Iléo, Joseph Malula et Joseph Ngalula. Ensemble, ils fondent en 1956 le groupe  »Conscience africaine » qui publie la même année un manifeste en faveur de l’indépendance. Le texte revendique la fin de la ségrégation raciale et le droit à la libre expression politique et culturelle. »[undefined/?.intl=be&amp%3B.lang=fr-BE&amp%3B.partner=none&amp%3B.src=fp&soc_src=mail&soc_trk=ma#sdfootnote7sym]7 Un peu plus tôt, Joseph Kasa Vubu avait créé une association culturelle des Bakongo dénommé ABAKO (1950). Cette association publie son Manifeste (de l’ABAKO) en 1956. Il y revendiquait un Congo libre et fédérale.
Le Congo-Kinshasa a donc eu, par le passé, des filles et des fils qui ont pris le temps de théoriser leurs actions et d’organiser leurs luttes en fonction des idées produites.
Relisant l’histoire de notre pays, des compatriotes ont emboîté le pas à ces mères et pères de notre indépendance formelle et produit un  »Manifeste de la démocratie participative en République Démocratique du Congo » (Janvier 2016). Ce texte d’une vingtaine de pages (27) est une critique virulente de la politique du statu quo telle qu’elle est menée dans notre pays depuis les années 1960 jusqu’à ce jour. Il jette les bases d’une démocratie participative et propose des mécanismes de contre-pouvoir pouvant aider le Congo-Kinshasa à se remettre debout. Ce texte veut surtout offrir aux Congolaises et aux Congolais des idées pouvant les mettre debout et les transformer en véritables acteurs de leur propre destinée. Et cela à tout point de vue. Et maintenant.
Il est vrai que plusieurs compatriotes disent qu’ils sont fatigués d’entendre plusieurs théories sur le devenir collectif au Congo-Kinshasa. Eux ne veulent que des actions. Oui. C’est bien qu’il soit mené chez nous des actions transformatrices de notre pays. Néanmoins, cela ne devrait pas conduire à négliger la dialectique classique entre la théorie et l’action.  »Avant d’agir, il faut réfléchir », dit-on.
Théoriser une action, c’est chercher à la rendre efficace et évaluable. Les questions liées à son cadre (ou contexte) doivent être prises en compte. Agir au Congo-Kinshasa actuellement serait soumis au questions du genre :  »Quel est le contexte historique, politique, économique, culturel et spirituel dans lequel le pays se trouve ? Qui sont les acteurs en face les uns des autres ? Du point de vue géopolitique et géostratégique ? D’où venons-nous ? Comment en sommes-nous arrivés là ? »
Après le cadre (contexte), il y a les questions liées aux réalités congolaises. Quelles sont-elles ? En quoi diffèrent-elles de celles des autres pays ? Quelle est leur spécificité ? En quoi ressemblent-elles à celles des autres pays ? Que pouvons-nous apprendre les uns des autres (pays) ?
Après ces questions, celles des objectifs à atteindre sur le court, moyen et long terme peuvent être posées et ces objectifs définis. Les idées nécessaires à leur réalisation doivent être conçues et débattues. A ce point nommé, comme nous ne cessons de le soutenir dans notre livre intitulé  »A quand le Congo ? Réflexions & propositions pour une renaissance congolaise et africaine » (2016), le Congo-Kinshasa doit pouvoir gagner la bataille des idées en créant et en multipliant des  »lieux du savoir »et des  »cercles de réflexions ». En effet, comme le soutenait Mao, pour mettre de l’ordre dans l’organisation, il faut le mettre dans les idées. L’efficacité de l’organisation en dépend. (Dans cet ordre d’idées, le colloque d’AIDC est une initiative à encourager.)
Rappelons que mener une action exposer à certains risques. Ceux-ci doivent être étudiés au préalable pour éviter des surprises désagréables. Même s’il est difficile que tous soient évités.
Aussi pensons-nous qu’une action qui se veut efficace doit avoir, de façon régulière, à temps et à contretemps, ses moments d’évaluation et de redditions des comptes.
Cette théorisation de l’action (ou des actions) s’enrichit, se corrige ou se rectifie au contact du terrain. Le Manifeste lui sert de support de méthodes, tactiques et stratégies. Il peut être accompagné d’ une charte contenant l’ensemble d’ actions spécifiques à mener.
Une petite conclusion critique
Le Congo-Kinshasa souffre. Il n’a pas encore réussi à rompre avec les paradigmes de néantisation et d’indignité dominant la traite négrière et la colonisation. Ses filles et ses fils conscients des enjeux au cœur desquels se trouve leur beau et grand pays ne baissent pas la garde. Ses autres filles et fils ayant choisi d’être des compradores ne cessent de prôner le nivellement par le bas. Nègres de service des néocoloniaux, des trans et des multinationales, ils ont, avec  »leurs parrains », plongé le pays de Lumumba dans une régression anthropologique réduisant les masses populaires congolais au rang des  »indigents ». Cette crise anthropologique est liée à une autre : la crise de légitimité politique dont souffre ce pays depuis l’assassinat de son Premier Ministre en 1961. En plus de la crise de légitimité, le Congo-Kinshasa souffre de la crise du sens. La situation politico-socio-économique déshumanisante l’a précipité dans un gouffre sans fond. Les affairistes assumant les charges étatiques ont opté pour la déperdition du sens profondément humain dans la gestion de la cité et pour l’inversion sémantique. A vrai dire, actuellement, l’espace politique congolais est devenu un espace de non-sens, où la novlangue nomme  »guerre paix »,  »insécurité sécurité »,  »vol enrichissement licite », etc.
Comment, dans ce contexte, mener des actions unifiantes pouvant sortir le pays de ces crises enchevêtrées ? Questionner l’histoire demeure, à notre avis, l’une des voies indispensables à emprunter. Questionner  »le politique » et  »la politique » à partir des  »systèmes politiques africains » en tenant compte du  »vol de l’histoire » et du fait que  »la liberté n’est pas une invention occidentale » nous paraît aussi important. Nous habituer au débat d’idées tout en créant des  »lieux du savoir », des  »cercles de la pensée » peut aider dans la lourde tâche de la théorisation de nos actions émancipatrices.  »Avant d’agir, il faut réfléchir », dit-on. En fait, la dialectique entre la théorie et l’action pratique ne devrait pas être sacrifiée sur l’autel de la priorité accordée à l’efficacité des actions.
Mbelu Babanya Kabudi
Génération Lumumba 1961
[undefined/?.intl=be&amp%3B.lang=fr-BE&amp%3B.partner=none&amp%3B.src=fp&soc_src=mail&soc_trk=ma#sdfootnote1anc]1CONSEIL PERMANENT DE LA CONFERENCE DES EVEQUES DE FRANCE, Dans un monde qui change retrouver le sens du politique, Paris, Cerf, p.21.
[undefined/?.intl=be&amp%3B.lang=fr-BE&amp%3B.partner=none&amp%3B.src=fp&soc_src=mail&soc_trk=ma#sdfootnote2anc]2Ibidem.
[undefined/?.intl=be&amp%3B.lang=fr-BE&amp%3B.partner=none&amp%3B.src=fp&soc_src=mail&soc_trk=ma#sdfootnote3anc]3J. GOODY, Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris, Gallimard, 2010.
[undefined/?.intl=be&amp%3B.lang=fr-BE&amp%3B.partner=none&amp%3B.src=fp&soc_src=mail&soc_trk=ma#sdfootnote4anc]4A. SEN, La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de l’Occident, Paris, Payot,2005,p.17.
[undefined/?.intl=be&amp%3B.lang=fr-BE&amp%3B.partner=none&amp%3B.src=fp&soc_src=mail&soc_trk=ma#sdfootnote5anc]5Ibidem.
[undefined/?.intl=be&amp%3B.lang=fr-BE&amp%3B.partner=none&amp%3B.src=fp&soc_src=mail&soc_trk=ma#sdfootnote6anc]6J. KI-ZERBO, A quand l’Afrique ? Entretien avec René Holensein, Paris, Editions de l’aube, 2003, p. 69.
[undefined/?.intl=be&amp%3B.lang=fr-BE&amp%3B.partner=none&amp%3B.src=fp&soc_src=mail&soc_trk=ma#sdfootnote7anc]7A. LIBERT, Les sombres histoires de l’histoire de Belgique, Bruxelles-Paris, 2014, p. 12

Leave a comment

Your email address will not be published.


*