Marches congolaises : moments de politisation des masses  »dangereux »

L’histoire du Congo-Kinshasa, comme celle de plusieurs peuples du monde, est traversée par des moments de marche. Des moments au cours desquels les masses populaires se mettent ensemble debout soit pour refuser de mourir, soit pour dire le ras-le-bol face aux situations injustes, soit pour soutenir une candidature politique, soit pour organiser des manifestations religieuses, etc. Se mettre debout peut symboliquement signifier le refus de rester assis ou coucher et le désir de marcher, d’aller de l’avant, d’imaginer ou d’inventer ensemble un à-venir. C’est  »ressusciter » pour  »une autre vie ».

Mises debout par des convictions politiques, sociales, culturelles, spirituelles ou religieuses partagées, les masses populaires s’unifient et se politisent. Elles rompent avec l’atomisation et leurs composantes apprennent à se parler, à se questionner, à s’identifier, à faire face ensemble aux mêmes obstacles et dangers. Elles déplacent les questions qu’elles posent des lieux fermés tels que des cabinets ministériels, des parlements, des églises dans la rue.

La rue devient un lieu où, mis ensemble debout, les citoyen(nes) se politisent. Politiser est à prendre ici au sens de se parler, de palabrer sur des questions engageant le devenir collectif de la cité. Marcher ensemble, c’est politiser la rue en se donnant une direction ; en regardant dans une même direction. Et se politiser devrait aussi s’entendre dans le sens de se fixer des objectifs collectifs à réaliser ensemble dans des institutions et une direction définies (ensemble).

Une marche commence par un temps d’arrêt (et de réchauffement) : ses objectifs sont indiqués, la cause qu’elle voudrait défendre, aussi. Sa direction est fixée. Quand elle prend fin, des textes de remerciement sont lus et de nouveaux rendez-vous sont pris.

Les marches organisées par le Comité de Coordination des laïcs (CLC) au Congo-Kinshasa suivent à peu près cette procédure. Elles débutent par des célébrations eucharistiques au cours desquelles les sermons et les prières qui les accompagnent constituent des moments importants. Il arrive que des mots d’encouragement soient dits à leur fin quand elles ne sont pas dispersées précipitamment par  »les barbares de la kabilie ». Elles ont l’avantage d’être faites sous la houlette d’un leadership collectif. Une direction collégiale au cours d’une période historique trouble semble être une sage précaution.

Rappelons que les marches comme moments de politisation des masses sont  »dangereuses » pour l’économie néolibérale, ses  »petites mains » et ses proxys. Celle-ci se nourrit de l’atomisation des citoyen(nes), de leur division, de la promotion de l’individualisme. Les individus isolés rendus fragiles, apathiques et transformés en simples consommateurs impulsifs des biens du marché et capables de rentrer en concurrence les uns à l’endroit des autres sont  »bons » pour ce marché. Ils peuvent encore défendre leurs droits individuels et non pas les droits collectifs tels que celui des peuples à disposer d’eux-mêmes, celui de l’égale souveraineté des Etats ou celui de la réciprocité entre les Etats et de la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat tiers. Les individus isolés sont  »bons » pour le marché. Ils permettent au 1% des minorités organisées en conscience de creuser les inégalités économiques et sociales, de dominer et de soumettre les 99% réduits au niveau des simples consommateurs. Le dernier rapport de l’ Oxfam en témoigne (https://www.oxfam.org/fr/salle-de-presse/communiques/2018-01-22/les-1-les-plus-riches-empochent-82-des-richesses-creees-lan).

L’atomisation des masses populaires est une procédure politico-économique, sociale et culturelle entretenue depuis plusieurs années par le 1% des minorités organisées en conscience pour éviter leur entrée dans l’arène politique. Dans les années 1960, les masses ont osé franchir le Rubicon. Et au début des années 1970, la Trilatérale (USA, Japon, Europe) a commandé une étude sur  »la crise de la démocratie » afin d’étudier comment faire (ou refaire) de l’école, de l’église et de l’université les lieux de la fabrication des individus apathiques et irresponsables politiquement. (Lire N. CHOMSKY, Deux heures de lucidité. Entretien avec Denis Robert et Weronika Arachowicz, Paris, Les Arènes, 2001, p. 121-122).

Rappelons que ce 1% constitue une oligarchie d’argent.  »Cette oligarchie postnationale porte en elle la dernière utopie (?) de l’Occident. Croyant à la Fable des abeilles du triste docteur Mandeville- « les vices privés feront le bien public »-, elle tente d’imposer un « ordre mondial »- en réalité un désordre total- fondé sur la cupidité, l’égoïsme narcissique et l’instrumentalisation de l’autre. » (P. DE VILLIERS, Le moment est venu de dire ce que j’ai vu, Paris, Albin Michel, 2015, p. 326)

Le Congo-Kinshasa n’est pas une île. Quand le leadership collectif du CLC mobilise les masses populaires et les met debout, elle devrait prendre aussi le temps de questionner l’histoire du Congo-Kinshasa et celle de ceux qui, depuis 1885, prennent ce pays comme une partie de leur empire. Pourquoi les autres marches précédant celles organisées actuellement n’ont-elles pas pu transformer le pays de Lumumba en un Etat souverain ? Les Congolais(es) ne devraient-ils (elles) pas tenir compte de la transnationalité du 1% des oligarques d’argent (avec leurs  »petites mains » et leurs proxys) ? Le triomphe de la cupidité, de l’égoïsme narcissique, de l’esclavage volontaire et de l’instrumentalisation de l’autre ne serait-il pas un vice tapis au cœur des marches des masses populaires actuelles ?

Pourquoi les marches organisées en 2011 n’ont-elles pas réussi à arracher la victoire populaire des urnes de la mascarade électorale organisée par  »le régime de la kabilie » ? Pourquoi les auteurs des morts de toutes ces marches précédentes sont-ils restés impunis jusqu’à ce jour ? Comment en sommes-nous arrivés à avoir, dans notre pays, des milices lançant des gaz lacrymogènes et tirant à balles réelles dans les églises et les maternités ?

Mobiliser les masses populaires pour les politiser dans la rue devrait être accompagné des moments d’arrêt réflexifs. Des moments d’arrêt et de réflexion profonde sur la marche historique du Congo-Kinshasa. Des moments d’arrêt, de réveil de connaissance historique et des consciences embarquées uniquement par l’émotion instantanée. Des moments d’arrêt qui évitent de répéter la même chose en croyant aux résultats différents.

Il est vrai que plusieurs masses populaires debout sont portées par une éthique de conviction remarquable. Celle-ci devrait être accompagnée d’une éthique de responsabilité pour autrui et d’une mémoire collective vive (et/ou vivante). Les objectifs manqués des marches passées doivent être questionnés. La politique d’autruche serait d’enfoncer nos têtes dans le sable et de ne pas raconter aux jeunes mobilisés dans les rues du Congo-Kinshasa qu’il y a eu beaucoup d’autres marches depuis celle de 1992.

Babanya Kabudi

Génération Lumumba 1961

2 Comments

  1. Ntumba Ilunga Jeannine 23 janvier 2018 at 23 h 30 min

    Que n’avez-vous pas portez vos conseils et réflexions à la connaissance du cardinal de kinshasa ?sans doute vous aurait-il écouté et se serait abstenu de demander aux fidèles de descendre dans la rue pour exprimer leur désarroi!!!Vous êtes tous deux catholiques me
    semble t-il !!!!
    Le problème avec les écrivains,les philosophes … les intellectuels c’est qu’ils se contentent de critiquer…et souvent après coup!!Zut

  2. ils viendront demander pardon après

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