le Congo et la communauté internationale: memo pour le tribunal sur le Congo

Ce dimanche d’avril 1994, tous les drapeaux de toutes les agences de l’ONU, de toutes les ONG flottaient très haut au dessus des véhicules qui se dirigeaient vers le Burundi. Lorsque le convoi était arrêté aux barrages, les civils tutsis étaient brutalement extraits des voitures bondées et massacrés sur le champ. Seuls les expatriés arrivèrent sains et saufs à la frontière. Trois jours plus tôt, dix Casques bleus belges, qui avaient pour mandat d’observer l’application des accords de paix, avaient été massacrés à Kigali après avoir été obligés de rendre leurs armes. Dans le courant du mois d’avril 1994, après le départ du contingent de 500 casques bleus belges, la mission des Nations Unies au Rwanda, dirigée par le général Dallaire, allait être sensiblement réduite. Ces images, celles de l’abandon du Rwanda aux mains des auteurs du génocide, me hanteront toujours, et elles rodent encore sur les rives des Grands Lacs. Et nul n’a oublié l’exode massif qui eut lieu trois mois plus tard : dès le 4 juillet 1994, après la victoire du Front patriotique rwandais, deux millions de Hutus, dont beaucoup avaient participé au massacre de leurs voisins, prirent la direction de la Tanzanie et surtout du Congo, qui s’appelait encore Zaïre. Le président Mobutu fut mis sous pression par la France et sommé par la communauté internationale d’accueillir sur le territoire du Nord et du Sud Kivu plus d‘un million et demi de Rwandais, civils et militaires confondus. Parmi eux se trouvaient de nombreux criminels, qui reçurent tous le statut de réfugiés et bénéficièrent de l’aide et de la protection de la communauté internationale, le Haut commissariat aux réfugiés, les grandes agences de l’ONU tandis que des dizaines d’ONG prenaient en charge l’organisation des camps où les génocidaires reprenaient des forces et se préparaient à « terminer le travail » c’est-à-dire à reprendre l’offensive.

A Goma, une épidémie de cholera emporta 30.000 personnes dont de nombreux citoyens congolais, à Bukavu, tous les arbres des collines furent coupés pour construire les camps de réfugiés, au Nord Kivu, dans le Masisi, plus de 300.000 vaches furent volées et découpées en viande de boucherie vendue dans les camps. Après avoir abandonné le Rwanda aux forces du génocide, la communauté internationale imposa au Congo de subir les conséquences de cette tragédie et les populations locales ne furent jamais dédommagées des dommages qu’entraîna cet accueil forcé.
Si dans les grandes enceintes diplomatiques plus personne ne rappelle cette genèse de la déstabilisation du Congo et n’évoque l’opération française Turquoise qui couvrit l’exode des réfugiés hutus, les Congolais, eux, n’ont pas oublié. Ils savent que c’est l’implantation sur leur territoire de milliers de citoyens rwandais qui donna prétexte à deux guerres, à d’innombrables mouvements rebelles, autochtones ou téléguidés par les pays voisins et qu’elle justifia le déploiement, dès le début des années 2000, de la plus grande des opérations de paix de l’ONU. Depuis l’arrivée des premiers observateurs en 1999, jusqu’à nos jours où les effectifs onusiens s’élèvent à 19.815 militaires, 760 observateurs militaires, 1400 policiers, l’intervention de l’ONU a absorbé un budget total de 8,73 milliards de dollars, soit une moyenne de un milliard 200 millions de dollars par an. Ce qui représente la plus grande, la plus coûteuse des opérations de paix de tous les temps.
Porté au pouvoir en 1997 par une coalition comprenant des rebelles congolais, des militaires rwandais et ougandais, le successeur de Mobutu, Laurent Désiré Kabila, se souvenait qu’en 1960 les Nations Unies ne firent rien pour empêcher l’assassinat de Patrice Lumumba. Se méfiant de l’organisation internationale, il refusa d’autoriser une commission d’enquête sur le massacre des réfugiés hutus et finalement dut en endosser la responsabilité, alors qu’il n’y était pour rien, les tueries ayant été le fait de commandos envoyés directement par Kigali et Kampala. Il refusa obstinément le déploiement d’une force militaire de l’ONU et finalement, il fallut attendre son assassinat en 2001 et l’arrivée au pouvoir de son fils Joseph pour que les Nations unies soient enfin autorisées à s’installer au Congo.
Il y a déjà quinze ans que la Monuc, Mission des Nations unies au Congo, devenue Monusco, Mission pour la stabilisation du Congo, fait partie du paysage. Au fil des années, ses tâches se sont diversifiées, toute la « famille » onusienne s’est installée dans le pays. Sur le plan des transports, la Monusco est devenue la plus grande compagnie aérienne d’Afrique mais surtout les agences se sont déployées dans tous les secteurs : l’information avec radio Okapi, les droits de l’homme, la préparation et l’observation des élections, la défense des droits de l’enfant et des femmes ,les affaires politiques et civiles, le plaidoyer sur d’innombrables sujets.
Même si elle concentre désormais l’essentiel de ses effectifs dans l’Est du pays, la Monusco apparaît comme un Etat dans l’Etat et voici deux ans, elle a été renforcée sur le plan militaire par l’apport de 3000 hommes, envoyés par le Malawi, l’Afrique du Sud et la Tanzanie, la Brigade d’intervention africaine chargée de mettre fin, définitivement, à la prolifération de groupes armés dans l’Est du pays. Au fil des années et des débats au Conseil de sécurité, le mandat de la force onusienne a évolué : de simple observation au tout début, il s’est, au fil du temps, précisé et durci. Les Casques bleus sont, plus que jamais, officiellement chargés de protéger les populations civiles aux côtés des forces gouvernementales et de nombreuses initiatives en ce sens ont été prises, comme l’ouverture de lignes téléphoniques spéciales, sorte de téléphones rouges, ou l’accompagnement de femmes revenant du marché et menacées d’être dépouillées, enlevées et violées. Il ne se passe guère de semaine sans que l’actuel représentant spécial de l’Onu au Congo, l’Allemand Martin Kobler, un ancien d’Afghanistan, se déplace à l’intérieur du pays er répète sa détermination à mener à bien cette mission de protection.
Cependant, aux yeux des populations congolaises, cette protection n’est qu’un leurre, une dangereuse illusion. Vous vous souvenez tous de la tragédie de Srebenicza, où les Casques bleus hollandais refusèrent d’intervenir pour protéger des civils et furent jugés par la suite.
Au Congo, depuis quinze ans, à des échelles différentes, Srebrenicza se reproduit pratiquement chaque mois. A Bukavu, tout le monde se souvient encore de l’entrée dans la ville du chef rebelle Laurent Nkunda, qui pût franchir les barrages onusiens sans qu’un coup de feu ne soit tiré. Ses hommes, désireux de se venger contre une population hostile, parcoururent le quartier résidentiel de Nguba, de maison en maison, violant systématiquement toutes les femmes qu’ils y trouvaient. En 2008, à Kiwandja, au Nord Kivu, des centaines de civils furent massacrés par ces mêmes rebelles dirigés par Nkunda et j’ai moi-même vu les rouleaux de barbelés qui entouraient le camp de Casques bleus à deux kilomètres de là, des rouleaux sur lesquels des civils venus alerter et demander des secours s’étaient empalés et avaient hurlé toute la nuit sans obtenir de réponse.
Kassika, où la femme du Mwami fut éventrée dans l’église et son enfant arraché de son ventre, Makobola, Mwenga où les femmes durent descendre debout dans une fosse commune où elles allaient être enterrées vivantes, Shabunda et ses miliers de femmes violées, Rutshuru, où j’ai moi-même vu une fosse commune que les experts de l’Onu ordonnaient de refermer au plus vite, Beni… La liste des villages martyrs du Congo est infinie, le « rapport mapping » dont il sera question plus tard cite plus de 600 lieux de tueries…Tous ces crimes ont été commis par des hommes en armes.
Les violences sexuelles les plus atroces, les empalements, les éventrations, le recours aux instruments tranchants comme les machettes ou les coutelas sont souvent imputées aux rebelles hutus venus du Rwanda en 1994 mais les autres groupes ont développé leurs propres méthodes, viols en série, commis publiquement, devant la famille ou le village réunis, enlèvement d’esclaves sexuelles, viols d’enfants de moins de cinq ans…Il y eut aussi des tueries opérées sur une base ethnique, comme le massacre de Mutarule sur lequel ce tribunal est amené à se pencher.
Il faut le répéter : toutes ces opérations de représailles, de vengeance, de terreur, ces violences sexuelles massives, ces massacres commis à la machette ou au fusil d’assaut ont eu lieu alors que les forces onusiennes étaient sinon présentes du moins pas éloignées au point de ne pouvoir intervenir. Certes, la Monusco a réparé des routes, transporté des urnes électorales, organisé des milliers de séminaires, publié des millions de documents. Mais sur deux points principaux, qui avaient justifié son déploiement voici quinze ans, c’est-à-dire la neutralisation et le rapatriement des génocidaires hutus et la protection des civils congolais, elle a tragiquement échoué. Cette année encore, ce sont les forces gouvernementales congolaises qui mènent seules des opérations contre les derniers groupes de rebelles hutus FDLR. Alors que les opérations auraient du être menées avec le soutien logistique des Nations unies (qui auraient assuré le transport et l’approvisionnement en vivres) cette collaboration fut annulée en dernière minute sur ordre de New York, qui venait de découvrir que les deux généraux congolais chargés des opérations figuraient sur une « liste rouge », étant accusés, comme beaucoup d’autres, de violations des droits de l’homme.
Grâce à ces scrupules de dernière minute, les rebelles hutus ne sont toujours pas mis hors course et il arrive que certains d’entre eux, ramenés à la frontière rwandaise par l’armée congolaise et remis entre les mains du HCR soient reconnus au Kivu quelques jours plus tard… Retour à l’expéditeur… Plusieurs raisons peuvent être invoquées pour expliquer cet échec. On a incriminé un mandat insuffisant, mais ce dernier a été plusieurs fois modifié et renforcé. On a souligné l’immensité du territoire congolais, la densité des forêts, mais les forces de l’ONU disposent de nombreux moyens de transport, de systèmes de communication satellitaires et même de drones qui survolent la frontière du Rwanda.
Des éléments objectifs ont été rappelés : les troupes de l’Onu, des soldats originaires du sous continent indien, les « curry countries » dont l’Inde, le Pakistan, le Népal, le Bangla desh, non seulement ne disposent pas d’un système de renseignements efficace (en anglais on dit, très justement, d’ « intelligence ») mais ne parlent pas la langue et sont culturellement très éloignés des populations congolaises. Pourquoi ne Congo ne bénéficie –t-il pas de troupes francophones, de contingents africains, de casques bleus européens ? Chacun se souvient de l’efficacité de l’Opération Artemis, déployée en Ituri en 2003 où l’on vit les troupes françaises venir à bout en quelques semaines des rebelles dirigés par Thomas Lubanga qui fut ensuite envoyé à La Haye…Ce type d’opération ne fut pas renouvelé.
Il est vrai que les pays européens, qui envoient cependant leurs soldats dans des pays autrement plus dangereux comme l’Afghanistan ou le Mali, refusent d’engager leurs troupes au Congo, et la Belgique, traumatisée par le massacre de ses dix casques bleus au Rwanda, n’envoie plus de soldats dans ses anciennes colonies.
On peut cependant, après tant d’années, se demander si le fait de n’envoyer au Congo que les moins efficients des contingents, les plus éloignés culturellement, relève uniquement d’une incapacité d’ordre technique. N’y aurait il pas, aussi, une volonté sub liminale, de ne jamais réellement résoudre le conflit, de laisser se prolonger indéfiniment une guerre dite de basse intensité qui, s’accompagnant du pillage des ressources naturelles rendu possible par la faiblesse de l’Etat, bénéficie à tant de monde ?
Les troupes onusiennes ne sont d’ailleurs pas au dessus de tout soupçon et bien des scandales sont défrayé la chronique : abus sexuels commis par le contingent marocain, collusion entre des Casques bleus indiens et des FDLR se traduisant par des transports d’ivoire et de coltan, trafics d’or, recrutement de garçons envoyés au Pakistan pour y suivre un enseignement religieux…
Ce qui paraît évident, c’est qu’au-delà de la protection bien illusoire des populations civiles ou de la stabilisation toute relative du pays, la force onusienne a représenté l’un des instruments de cette inscription forcée du Congo dans la mondialisation. Au forceps, à coup d’opérations militaires et d’interventions diplomatiques, ce vaste pays a été exploré, prospecté, quadrillé, mis en coupe réglée.
A plusieurs reprises, le président Kabila a demandé, mais sans frapper sur la table, que la mission onusienne prépare son retrait du Congo. On lui a chaque fois répondu que c’était trop tôt, trop risqué, on a fait valoir les risques de guerre, d’éclatement…
Qui osera jamais prendre les risques d’un départ définitif, qui osera jamais réclamer la souveraineté pleine et entière d’un pays qui, dans les faits, se trouve toujours placé sous la tutelle de la communauté internationale ?

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