L’interdiction  du film de Thierry Michel au Congo-Kinshasa et  le décervelage  par la  vidéosphère

« L’outil le plus puissant que détienne l’oppresseur est la pensée de l’opprimé. »  S. BIKO

Au Congo-Kinshasa, il n’y a pas que ‘’l’homme qui répare  les femmes’’ qui est interdit. Non. C’est l’accès à la réflexion approfondie, à la pensée critique et au débat rationnel et argumenté. C’est l’accès à tout ce qui pourrait  convaincre davantage  les masses  congolaises que  la guerre de 1996-1997 a été orchestrée des adversaires extérieurs et intérieurs du Congo-Kinshasa pour les génocider et les déposséder de leurs terres. Et que cette  guerre a été, comme le dit si bien Florence Hartmann, ‘’une guerre de la politique et de la justice internationale’’. Que cette guerre se poursuit par les doctrines des bonnes intentions  de la Monusco interposées.

 Cette guerre a commencé par s’en prendre aux ‘’ministres de la parole’’ : enseignants, évêques, prêtres et parents pour casser leur autorité et couper la société congolaise de tout appui symbolique fort. Elle se poursuit en perpétuant le décervelage. Elle s’en prend à l’entretien de la mémoire collective et travaille à ‘’la défaite de la raison’’.

Selon l’AFP de ce 09/09/2015, l’ONU juge inadmissible l’interdiction du documentaire de Thierry Michel intitulé  ‘’L’homme qui répare les femmes’’. L’AFP écrit : « M. Kobler, chef de la Mission de l’ONU en RDC (Monusco), estime que l’interdiction de ce documentaire, « L’Homme qui répare les femmes », est « une atteinte inadmissible à la liberté d’expression », a déclaré le chef de l’information publique de la Monusco, Charles Bambara, lors d’une conférence de presse à Kinshasa. La liberté d’expression est « garantie par la Constitution congolaise et les lois internationales » et « M. Kobler demande donc instamment aux autorités congolaises de revenir sur leur décision », a ajouté M. Bambara. »

Ce communiqué de l’ONU donne à penser.  Depuis novembre 1999, l’ONU est en mission au Congo-Kinshasa. Sa présence n’a pas du tout empêché la violation de plusieurs articles de la  Constitution congolaise  et des lois internationales auxquelles le chef de la mission onusienne fait allusion. Plusieurs  violeurs de ces articles n’ont jamais été inquiétés ni par la justice congolaise, ni par la justice dite internationale.

En 2010, en publiant le rapport Mapping, l’ONU et ses experts avaient suscité beaucoup d’espoir dans plusieurs milieux politiques et civils congolais.  L’appel à la mise sur pied des chambres mixtes pour juger les  crimes dénoncés dans ce rapport poussait à croire qu’il était possible que l’impunité puisse être combattue au pays de Lumumba. Plus de cinq ans après, en dehors de l’un ou de l’autre sous-fifre, les commanditaires des crimes commis au Congo-Kinshasa et leurs proxys  n’ont pas été interpellés par la justice. Il s’est donc créé un contexte d’impunité permettant à plusieurs ‘’Kulunas en costume et cravate’’ de commettre des forfaits à leur aise.

Depuis que l’ONU est au Congo-Kinshasa, plusieurs chaînes de télévision  privées et/ou n’appartenant pas à  ‘’la kabilie’’ ont été soit détruites, soit fermées. Le pluralisme médiatique dans ce pays devient de plus en plus une denrée rare. Plusieurs journalistes ayant vu leurs collègues brutalisés ou mis en prison par la police politique de ‘’la kabilie’’ ont choisi, à quelques exceptions près, ou de s’autocensurer ou de se taire.  Pour lobotomiser les Congolais(es) ou pour les décerveler, les télévisions  de la propagande kabiliste ou affiliées leur servent de ‘’la vidéosphère’’. Tout est mis en œuvre pour montrer les inaugurations des ponts, des écoles, des bâtiments, etc.  souvent financés par  fonds des ‘’usurpateurs économiques’’ néolibéraux. Le  football, le théâtre de chez nous et les prédications abrutissantes des ‘’églises de sommeil’’ sont les émissions décervelantes  les plus tolérées.

Dans ce contexte,  laisser passer un film sur le viol utilisé comme arme de guerre au Congo-Kinshasa pose problème. Pourquoi ? Il va susciter le débat. Il va pousser à la réflexion. Non seulement sur les acteurs apparents de cette ‘’arme de destruction massive de la vie’’, mais aussi sur  ses acteurs pléniers tapis dans l’ombre.  ‘’Le viol comme arme de guerre’’ a été et est encore précédé de beaucoup d’actes ignobles symboliquement : l’autorité du père et/ou de la mère est bafouée par violeurs en face des enfants impuissantés : ces enfants s’en sortent brisés moralement en tant qu’êtres humains en étant déboussolés et sans recours. Il déstructure la famille  en tant que première cellule de la vie sociétale. Il déstabilise la société à sa base en s’en prenant aux auteurs terrestres de la vie.

Ceux et celles d’entre nous qui ont lu ‘’Guerre et droits de l’homme en République Démocratique du Congo. Regard du groupe Justice et libération’’’ (Paris, L’Harmattan, 2009) savent que plusieurs acteurs apparents opérant dans  plusieurs institutions congolaises sont impliqués de près ou de loin dans la guerre perpétuelle ayant eu recours au ‘’viol comme arme de destruction massive’’  dans ce pays depuis 1997. L’armée et la police  en comptent plusieurs.

Ne pas permettre la diffusion de ce film sur toute l’étendue du Congo-Kinshasa est avantageux pour eux. Ils peuvent, après avoir été des pyromanes, profiter de l’amnésie collective congolaise, pour acheter les consciences endormies, comme de bons pompiers. Du moment que ces ‘’pyromanes’’ sont reconnus comme étant des ‘’autorités congolaises’’ par l’instance onusienne qui décrie leur atteinte à la liberté d’expression, ils estiment jouir d’une couverture leur permettant  d’éviter de couper la branche  sur laquelle ils sont assis. Cette reconnaissance nous semble être un soutien, en filigrane, du sous-système de la kabilie. L’ONU souffle le chaud et le froid ; comme d’habitude.

Depuis la guerre de 1996-1997, le Congo-Kinshasa se retrouve dans un cercle vicieux : plusieurs belligérants  congolais et  des pays voisins ont infiltré ses institutions et travaillent à  la faillite de l’Etat Congolais, de son administration et à ‘’la défaite de la raison’’ au cœur  de l’Afrique. Ils utilisent les médias acquis à leur cause pour casser la mémoire collective congolaise. Et dans le pays comme dans plusieurs autres du monde, « le livre a fait place à l’image ; la parole de séduction succède au discours construit et rationnel ; enfin la référence à l’histoire et à son sens « passé-avenir », s’est dissoute au profit du seul temps du compte : l’instant. »[1]  Le primat accordé à l’affectif et à l’émotion conduit à évacuer des efforts pour mener une réflexion approfondie et une analyse rationnelle.

Dans ce contexte, un film qui viendrait rendre le passé présent pour susciter un débat à même de convoquer ‘’les nègres de service’’ ayant contribué à la destruction et à la déstabilisation du pays au débat contradictoire ne peut qu’être exclu de l’espace public. Il risque de travailler à l’entretien de la mémoire collective et à la disqualification des pyromanes-pompiers.

A quel camp appartiennent-ils ? A la communauté locale congolaise, à la communauté africaine et à la communauté dite internationale. Même si cette dernière joue à la politique de l’autruche, elle ne pourra pas effacer de la mémoire des plus éveillés d’entre les Congolais  les révélations faites par trois autres documentaires (‘’Le conflit au Congo. La vérité dévoilé’’ et ‘’Rwand’as untold strory’’ ou ‘’Rwanda gambit’’).

Au Congo-Kinshasa, il n’y a pas que ‘’l’homme qui répare les femmes’’ qui est interdit. Non. C’est l’accès à la réflexion approfondie, à la pensée critique et au débat rationnel et argumenté. C’est l’accès à tout ce qui pourrait conduire à convaincre les masses critiques congolaises que  la guerre de 1996-1997 a été orchestrée par les anglo-saxons et leurs proxys ougandais, rwandais, burundais et congolais. Et que cette  guerre a été, comme le dit si bien Florence Hartmann, ‘’une guerre de la politique et de la justice internationale’’. Que l’implication de ‘’l’Etat profond anglo-saxon’’ dans cette guerre rend difficile et compliqué le dénouement de la situation dans les  Grands Lacs africains. Que ne s’en prendre qu’aux sous-fifres retarde la sortie de cette partie de l’Afrique  de la crise anthropologique où cette guerre l’a plongée. Un début de solution serait un dialogue avec cet ‘’Etat profond’’ sur ses ‘’intérêts’’ dans le respect de l’ordre international. Un dialogue initié entre ‘’les Fronts de libération nationale congolais unifié’’ et cet ‘’Etat profond’’.

Tel est le pas qu’il n’est pas encore prêt à franchir. Il a peur, en tant que vampire, d’opérer au grand jour. Il a peur du soleil de la vérité. Tel est le pas que plusieurs Congolais(es) ne s’apprêtent pas à franchir. La mort de Lumumba  et de Mzee Kabila a créé en eux la peur. Une peur conduisant jusqu’au manque de l’estime de soi et à la haine de soi. Une peur conduisant au larbinisme, au ‘’désir insatiable du bourreau’’  ou de ses ‘’mercenaires’’  vus comme étant des ‘’hommes d’exception’’.

Nous devrions être une bonne masse critique à comprendre que la liberté, c’est de dépasser la peur et d’être soi. Parler de la liberté d’expression là où la liberté de penser est quasi inexistante, c’est tomber dans  un formalisme  démocratique dont les Etats manqués se vantent. C’est, nous semble-t-il, faire l’apologie des Etats ratés mis sous la tutelle de ‘’la communauté occidentale’’.

 

Mbelu Babanya Kabudi

 

[1] C.-E. de  SAINT GERMAIN, La défaite de la raison. Essaie sur la barbarie politico-morale contemporaine, Paris, Salvador, 2015, p 327.

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