Le terrain et les terrains ignorés et/ou oubliés au Kongo-Kinshasa

 »Si vous occupez la tête des gens, leurs cœurs et leurs mains suivront » (A. GRAMSCI)

Des compatriotes de la diaspora kongolaise essaient de penser et d’écrire, depuis plus de deux décennies, l’histoire, la politique, la géopolitique et la géostratégie de la guerre raciste de prédation et de basse intensité imposée à leur pays ainsi que les dangers de déstructuration culturelle, de balkanisation et d’implosion auxquels ce pays est perpétuellement exposé. Ils écrivent des articles, des livres et organisent des webinaires en s’interconnectant avec leurs frères et sœurs vivant sur  »terrain ».

Leur travail d’écriture est différemment apprécié par leurs lecteurs. Il y en a de plus en plus qui le lisent et le relaient. D’autres se servent des occasions créées par les webinaires pour véhiculer la bonne information et organiser des rencontres en présentiel afin de créer des liens intersociaux que ne facilitent pas toujours l’interconnexion virtuelle. D’autres encore achètent les livres, les lisent, en font des recensions et partagent autour d’eux. D’autres enfin sont des critiques sévères de ces écrits. Ils les réduisent aux  »simples paroles » sans quelque efficacité que ce soit sur  »terrain ».

Quel est ce  »terrain » des  »actions concrètes » ? Pour eux, c’est le Kongo-Kinshasa. N’y a-t-il que ce  »terrain » où des  »actions concrètes » peuvent être menées ? Qu’entendent-ils par des  »actions concrètes » ? Des actions (mécaniques, techniques et/ou technologiques) transformatrices du milieu de vie ? C’est possible ! Ils peuvent, dans un sens, avoir raison.

Est-ce suffisant pour négliger, ignorer et/ou oublier les autres  »terrains » que sont  »les têtes »,  »les cœurs »,  »les esprits » et  »les cerveaux » ? N’y aurait-il pas un travail spirituel de  »décolonisation » du monde commun par le matérialisme (technologique) à abattre sur le temps long au Kongo-Kinshasa ? Les actions dites  »concrètes » ne doivent-elles pas impliquer des efforts énormes de déformatage et de reformatage des  »têtes », des  »cœurs » et des  »esprits » indispensables à la réinvention d’un autre Kongo-Kinshasa et à la production d’un autre imaginaire au cœur de l’Afrique ?

Comment, ces compatriotes en sont-ils arrivés à ignorer, à négliger et/ou à oublier ces autres  »terrains » ? Peut-être par manque de politique culturelle au pays de Lumumba ! Ils auraient été averti en lisant un auteur comme Antonio Gramsci !

Or, « Gramsci, à propos de l’hégémonie culturelle, disait que si vous occupez la tête des gens, leurs cœurs et leurs mains suivront. Le système dominant n’ a pas oublié cette leçon et a créé une nouvelle narration de l’histoire pour raconter et légitimer sa domination et ce qui est en train de se passer dans le monde. » (R. PETRELLA, Pour une nouvelle narration du monde, Québec, Ecosociété, 2007, p. 21) Et ce système dominant est foncièrement matérialisme. Il opère sur fond du matérialisme, du militarisme et du racisme (et/ou de la discrimination sous toutes ses formes.)

En effet,  »la sorcellerie (matérialiste et) capitalise » avant de s’emparer des terres, commencent par  »manger »  »les têtes »,  »les cœurs » et  »les esprits », par imposer son hégémonie culturelle aux cerveaux. Sans cela, il lui est incapable de légitimer sa domination.

Sans un discours de  »contre-propagande », sans une narration différente, propre aux Kongolais(es), dans une grande ouverture à l’interculturalité,  »les cœurs et les mains » de leurs compatriotes fanatiques des  »actions concrètes » sans  »le logos » suivront la narration (matérialiste et) capitaliste. Ils seront prêts à s’en servir pour propager  »la haine du nous collectif » et  »la guerre de tous contre tous » entretenu par capitalisme ensauvagé.

En fait, un autre discours kongolais est indispensable au désenvoûtement des cœurs et des esprits kongolais, victimes consentantes du capitalisme ensauvagé. Car, « pour décrire et comprendre, il faut toujours un logos (la parole, le discours), une narration. Les peuples narrent leur histoire, leur vision du monde et de la société. La même chose se passe en chacun de nous. Tout est narration, au point que certains prétendent que la réalité est celle qui est pensée, narrée. »(Ibidem)

Négliger, ignorer et/ou oublier ces autres  »terrains » que sont  »les têtes »,  »les cœurs » et  »les esprits » peut être un signal très fort : la conquête de ces autres  »terrains » par le discours dominant et leur disponibilité pour  »la servitude volontaire ».

A ce point nommé, il y a quelques questions à se poser. Comment se fait-il que tout d’un coup, un nombre assez important de compatriotes commence à avaliser la version édulcorée de la guerre raciste et de basse intensité menée contre le Kongo-Kinshasa, à considérer les morts kongolaises comme étant  »les dégâts collatéraux » des conflits inter-rwandais ? Comment expliquer cela sans penser au fait qu’une certaine narration dominante a gagné ? Comment ces compatriotes en sont-ils arrivés à perdre de vue la nature de la guerre perpétuelle menée par  »l’impérialisme intelligent » au pays de Lumumba ? N’est-ce pas parce qu’il y a eu, dans leur chef, une renonciation à la culture ? Il me semble que oui. Pourquoi ?

Connaître la nature de cette guerre demande d’investir dans la culture et dans sa transmission. A temps et à contretemps.

Personnellement, c’est en lisant, entre autres, Michel Collon, Noam Chomsky, Edward Herman, Alain Deneault, Pierre Péan, Florence Hartmann et plusieurs compatriotes kongolais et africains que j’ai fini par approfondir la nature de cette guerre.

C’est Michel Collon qui, dans son livre intitulé Les 7 péchés d’Hugo Chavez (Bruxelles, 2009), définit la nature de cette guerre en ces termes : « Trompeur, le terme  »basse intensité » peut donner l’impression que les dégâts sont moindres. En réalité, ils ne sont moindres que pour les Etats-Unis. Ainsi, la guerre de basse intensité que Washington a déclenchée contre le Congo (à travers les armées du Rwanda et de l’Ouganda voisins, et à travers diverses milices), cette guerre a fait cinq millions de morts et elle a paralysé le développement du Congo. » (p.393)

Et il en vient à la perception de la nature de cette guerre menée par des proxys interposés après une critique formulée à l’endroit des président américains en ces termes : « En réalité, tous les présidents des Etats-Unis -y compris ceux qu’on avait d’abord cru ‘différents’ -tous ont, une fois en fonctions, gravement violé le droit international, organisé des coups d’Etat et déclenché des guerres. » (Ibidem)

Alors, où est la part de responsabilité des Kongolais dans cette guerre orchestrée par  »l’impérialisme intelligent » en violation du droit international ? Où est-elle ?

Plus de deux décennies après toute cette culture livresque est en train d’être effacée par une narration dominante dans  »les têtes », dans  »les cœurs » et dans  »les esprits » des compatriotes ayant choisi l’autoflagellation comme méthode pour  »se faire aimer » comme de bons  »larbins ». Dorénavant, ils se pensent comme étant des  »dominés » et des  »soumis ».

En réfléchissant plus sérieusement, il y a lieu de dire que plusieurs de ces compatriotes ont un problème du point de vue de l’acquisition et de la transmission de  »la bonne culture » entendue comme  »barrière civilisationnelle » contre l’ignorance, contre l’abrutissement, l’abêtissement, l’assujettissement, l’abâtardissement, la soumission, l’aliénation, etc. Ils devraient apprendre qu’il n’y a pas qu’un seul  »terrain » dans un monde où le Kongo-Kinshasa n’est pas une île.

Et dans un pays où les écoles et les universités ayant des bibliothèques bien équipées sont presque inexistantes, la renonciation aux humanités produit des dégâts inimaginables sur ces  »autres terrains » :  »les têtes »,  »les cœurs » et  »les esprits ».

Il me semble qu’il y a un lien très fort entre la remise des cerveaux à l’endroit, la reconquête de la dignité et des terres kongolaises ainsi que la réinvention d’un autre imaginaire pouvant réenchanter le Kongo-Kinshasa. Tout se tient. Tous  »les terrains » doivent être interconnectés. Le présentiel et le virtuel. Les webinaires organisés par bien des compatriotes reliant les coins et les recoins du Kongo-Kinshasa et sa diaspora sont un exemple concret du lien établi entre ces différents  »terrains » et de la nécessité des projets intersociaux pour des  »actions concrètes » concertés et diversifiées, décolonisatrices du monde commun kongolais de la narration dominante du capitalisme matérialiste ensauvagé en vue de sa  »re-civilisation ».

Une bonne politique culturelle, une refondation de la famille, de l’école et de l’université comme lieux de l’acquisition et de la transmission de la culture portant le rêve d’un autre Kongo sont indispensables. Comment y arriver dans une  »néocolonie » ?

En  »re-civilisant »  »les têtes »,  »les cœurs » et  »les esprits » afin qu’ils deviennent capables de s’organiser en vue de renverser le rapport des forces sur le court, moyen et long terme. Telle est la mission des élites organiques et co-structurantes des masses populaires. Une mission à assumer à temps et à contretemps.

Babanya Kabudi

Génération Lumumba 1961

Leave a comment

Your email address will not be published.


*