»L’indépendance » du Congo-Kinshasa et l’achat des  »intellectuels » Il y a 60 ans déjà !

 »Le malentendu théorique » et la crise de sens qu’il a créée et qui est entretenue au cœur de l’Afrique ont conduit le pays de Lumumba à une  »débâcle ». Qui peut, aujourd’hui, donner un contenu concret au mot  »indépendance » ? Le Congo-Kinshasa est-il un pays indépendant ? Qu’est-ce qui pourrait pousser à l’affirmer ou pas ? En janvier 1960, l’autodidacte Lumumba estime que s’entendre sur le sens à donner à ce mot est essentiel.  »Les universitaires vendus » ne semblent pas l’avoir entendu de cette oreille. Et-ce que cela a changé ? Relire, à trois jours du 30 juin, certaines pages de la marche vers cette date est important. Car,  »comprendre, c’est déjà agir ».

L’ex-prisonnier Lumumba rejoint ses compatriotes réunis à la table ronde de Bruxelles le 27 janvier 1960. Après l’annonce de la date de l’indépendance par le ministre des Colonies, Auguste De Schyver, pour le 30 juin, « lorsque Lumumba reprend la parole, il demande à ses amis s’ils comprennent bien le sens de de l’annonce : cette date a été décidée par les Belges avant même son arrivée, elle n’est donc pas le fruit d’une négociation », confie le professeur Jean Omasombo au journal Le Soir (du lundi 22 janvier 2020, p.15). ( »Comprendre bien » est indispensable à l’action!)

En effet, pour éviter que l’on s’empoigne, disait quelqu’un, il faut commencer par définir le sens des mots. Si ses amis , très vite contents chantent après l’annonce, Lumumba, lui, creuse le sens du mot  »indépendance ».  »Lorsque la table ronde commence, il lève la main et demande quel sera le contenu de cette indépendance. Il prend soin de préciser : « Pour moi, dit-il, ce mot signifie que les Congolais sont devenus maîtres de leur pays. » Lorsque les Belges avancent que puisque les Congolais n’ont pas d’intellectuels, on pourrait peut-être garder le roi comme chef de deux Etats séparés, avec deux gouvernements, Lumumba précise : « Dès le 30 juin, jour de l’indépendance, c’est un Congolais qui sera chef de l’Etat, les Congolais seront maître de leur pays. » » (Ibidem)

Lumumba donne du contenu au mot  »indépendance ». Il précise ce contenu malgré l’argument avancé par ses interlocuteurs.

En fait, cette question constitue l’une de ses grandes préoccupations. Avant la table ronde, dans un discours prononcé à Ibadan, au Nigéria, en 1959, il décrie le colonialisme et l’impérialisme tout en exprimant le désir de l’Afrique de  »respirer l’air de la liberté » et de voir ses enfants devenir  »ses seuls maîtres ». Il dit exactement ceci :  »Nous avons longtemps souffert et nous voulons respirer l’air de la liberté. Le Créateur nous a donné cette portion de la terre qu’est le continent africain ; elle nous appartient et nous en sommes les seuls maîtres. C’est notre droit de faire de ce continent un continent de la justice, du droit et de la paix. » « Africains, levons-nous ! » Discours de Patrice Lumumba, 22 mars 1959, Paris, Points, 2010, p. 13)

A la table ronde de Bruxelles, Lumumba applique au Congo-Kinshasa ce qu’il porte comme désir pour toute l’Afrique. La dimension panafricaine de sa lutte a un ancrage : sa terre natale.

Est-ce vrai, comme les Belges le soutiennent, qu’en 1960, le pays de Lumumba n’avait pas d’intellectuels ? Quel contenu donnent-ils au mot intellectuel ? Des universitaires congolais étudiant à l’ULB (Université Libre de Bruxelles) existent déjà. Ne sont-ils pas des  »intellectuels » ?

Lumumba, un bon autodidacte, n’est-il pas un intellectuel ? Les signataires du Manifeste de la conscience africaine (1956) et ceux du Manifeste de l’ABAKO (1958) ne sont-ils pas des intellectuels ?

En lisant attentivement l’interview donnée par Jean Omasombo, une chose saute aux yeux : il y a, dans le chef de ceux qui parlent du manque d’intellectuels, un refus de l’indépendance du Congo-Kinshasa telle que Lumumba la définit avec précision. Pour preuve, ils se mettent à acheter certains de ces  »universitaires » et les impliquent dans la préparation et l’orientation de la table ronde économique. « Par exemple dans la commission politique, les Belges choisissent des amis, comme Justin Bomboko. Dans la commission économique, ils choisissent un homme comme Albert Ndele qui sera gouverneur de la Banque centrale. » (Le Soir, art. cit.)

Parler du manque d’intellectuels au moment où  »les universitaires » sont achetés et un bon autodidacte est méprisé semble être un prétexte pour rejeter tout débat sur le véritable contenu du mot  »indépendance » et de donner une orientation autochtone au pays devant en bénéficier.

Bon ! Cela peut aussi signifier que  »les universitaires achetables » se disqualifient comme  »intellectuels »…

Frantz Fanon s’en souviendra quand, traitant de l’assassinat de Lumumba, il écrira :  » Après son périple aux Etats-Unis, la décision était prise : Lumumba devait disparaître. Pourquoi ? Parce que les ennemis de l’Afrique ne s’y étaient pas trompés. Ils s’étaient parfaitement rendu compte que Lumumba était vendu, vendu à l’Afrique s’entend. C’est-à-dire qu’il n’était plus à acheter. » (F. FANON, Oeuvres, Paris, la Découverte, 2011, p. 874)

Oui. Lumumba était vendu à l’Afrique et à son pays natal. Il va en payer le prix. Cela n’a pas été le cas pour les Tshombe, les Mobutu, les Bomboko, les Ndele, etc. Lumumba en est informé.  »André Mandi, un étudiant en science politiques à l’ULB qui suit les travaux de la table ronde écrit le 13 juin à Lumumba : « Patrice, je te l’écris, on nous a corrompus, il ne faut pas faire confiance à l’élite universitaire congolaise et le pire de tous, c’est Albert Ndele. » (Le Soirart. cit.)

Avant que l’indépendance formelle du Congo-Kinshasa soit proclamée,  »l’élite universitaire » est déjà préparée à jouer le rôle de  »compradore ». A quelques exceptions près.  »Un malentendu théorique » s’installe au sujet du contenu et du sens à donner au mot indépendance entre cette  »élite corrompue » et  »les patriotes nationalistes ». Ce  » malentendu théorique » sur fond de la corruption perdure.

Cette crise de sens, c’est-à-dire de signification et d’orientation à donner à la vie des Congolais indépendants va s’exacerber avec l’assassinat de Lumumba. Elle va devenir  »une désorientation existentielle » pour tout le pays. A ce jour, il serait possible de soutenir qu’elle s’est transformée en  »une débâcle ». Le pays ne s’en sort pas. Les forces dominantes du marché ont participé et participent encore à cette  »débâcle » avec la complicité des  »compradores », des  »universitaires » et des  »intellectuels » congolais et africains vendus.

La guerre de l’AFDL en est l’un des signes les plus significatifs. Jean-Luc Schaffhauser, un député européen, est plus que clair sur le rôle des forces dominantes du marché et et des  »élites politiques  » des pays du Nord au cours de cette guerre perpétuelle. Le  »nous » auquel il fait allusion sur cette vidéo (https://www.youtube.com/watch?v=5Ca5M6Txigw ). Il y a aussi celle-ci :01.12.2016 Situation en République Démocratique du Congo. (Deux vidéos dont le contenu est clair sur le mode de fonctionnement du réseau transnational de prédation mortifère et faisant des propositions à la fois bonnes et discutables. Elles datent de 2016 et de 2017. Ceci n’est pas anodin.)

Comprendre tout ceci, l’approfondir et le partager autour de soi, c’est déjà agir. Cela sert à créer une masse critique mobilisant l’intelligence collective afin de renverser le rapport de force défavorable aux frères et sœurs de Lumumba.

Babanya Kabudi

Génération Lumumba 1961

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