Les élites politiques et intellectuelles congolaises dans un monde multipolaire. Inventer un autre imaginaire

Il est possible de fermer les yeux et de se boucher les oreilles pour ne pas voir un autre monde qui né et entendre les appels de plusieurs citoyens et citoyennes du monde à la fin d’un monde unipolaire.S ‘assumer collectivement comme élites politiques et intellectuelles au cœur de cet autre monde est un exercice onéreux pour plusieurs d’entre nous. Il exige du temps, de l’argent (pour s’instruire et acheter des livres), une grande discipline, beaucoup d’énergie et de la passion pour un monde créant suffisamment de l’espace à l’interculturalité. Il exige une foi profonde en un autre monde possible et la détermination à travailler collectivement à son avènement.
Un autre monde est en train de naître. Il est multipolaire et sera bientôt majoritairement eurasiatique.  »L’ exceptionnalisme occidental » a vécu. L’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS)1, des BRICS (mêmes s’ils sont combattus), la CELAC (Communautés d’Etats latino-américains et des Caraïbes) , l’ABLA(Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique) disent ce monde multipolaire naissant pendant que le Brexit dit  »la mort de l’Europe ».
Il ne semble pas être du goût des  »maîtres du monde et de ceux qui leur obéissent. Ils cherchent à la détruire avec l’aide de leurs  »esclaves volontaires ». Cela ne sera pas aussi facile qu’ils voudraient le faire croire. Bien des occidentaux se convainquent de plus en plus qu’ils ne sont plus seuls au monde2. D’autres avouent ceci : « Notre centralité et nos quatre hégémonie appartiennent dorénavant au passé. Nous ne sommes plus les uniques propriétaires et les uniques promoteurs de la modernité. »3 Il semble que certaines élites politiques et intellectuelles congolaises vivent comme si elles n’étaient pas au courant de ce message. Elles fonctionnent avec les schémas du monde issu de la deuxième guerre mondiale. Elles ont des yeux et ne voient pas. Elles ont des oreilles et n’entendent rien. (cfr Psaume 125).
N’est-il pas venu ce temps de réécouter Lumumba quand il disait, dans sa lettre à sa compagne Pauline : « Nous ne sommes pas seuls… » ? N’est-il pas venu ce temps de nous livrer à un devoir d’inventaire pour voir ce que sont devenu  »les autres humiliés » sous l’esclavage, la colonisation et la néocolonisation et de nous poser réellement cette question : « A quand le Congo ? » ?
Répondre à cette question exigera des élites politiques et intellectuelles d’ouvrir l’oeil et le bon sur cet autre monde en train de naître. Elles devront s’adonner à une thérapie de désoccidentoxication et de désenvoûtement de la sorcellerie capitaliste. Une thérapie coûteuse en temps, en énergie et en argent. Elle est exigeante. Nécessaire à la recréation d’une autre élite intellectuelle et politique, elle implique une sérieuse refondation de l’école, de l’université et des églises ; ces trois lieux de la socialisation et de la fabrication de l’identité congolaise.
Cette thérapie peut être assumée par  »le petit reste ». Elle s’inscrit en faux contre l’idéologie de  »tous pourris ». Le Congo-Kinshasa compte encore parmi ses filles et fils, des élites organiques et structurantes, capables d’assumer cette thérapie sur le court, moyen et long terme.
La refondation de ces trois lieux de socialisation et d’identification devra accorder une place de choix à l’histoire, à la chimie, à la géoéconomie, etc.
Politiquement, l’histoire pourrait permettre un dialogue permanent avec les Pères et les Mères fondateurs de la résistance congolaise et de l’indépendance formelle du pays. Comment ont-ils fait pour peser sur le contexte des années 1960 afin que le pays accède à son indépendance ? Pourquoi cette indépendance n’est-elle restée que formelle ? Pourquoi la constitution d’un Etat digne de ce nom n’a-t-elle pas été possible au cœur de l’Afrique après l’assassinat de Lumumba et le coup d’ Etat de Mobutu de 1965 ? Qui a assassiné Lumumba et aidé Mobutu dans son coup d’ Etat ? Pour quels intérêts ? A qui cet assassinat et ce coup d’ Etat ont-ils réellement profité ? Pour combien de temps ? Quels ont été les points forts des Pères et Mères fondateurs de la résistance congolaise et de l’indépendance du Congo-Kinshasa ? Et leurs points faibles ? Pourquoi ont-ils été vaincus ? Qu’est devenu leur héritage idéologique et politique ? Qui étaient leurs ennemis extérieurs et intérieurs ? Que sont-ils devenus ?
La chimie peut nous aider à bien connaître le tableau de mendeleiêv, son application à notre pays et l’usage de son contenu dans le monde actuel. Chez nous, la géoéconomie pose la question de la terre et des mers du Grand Rift, de son lien aux aïeux des  »maîtres du monde » et des guerres perpétuelles qui s’y déroulent.
L’école refondée par  »le petit reste » d’élites organiques et structurantes peut ajouter bien d’autres disciplines à ces trois (citées à titre exemplatif) afin qu’elles participent à la guérison des cœurs et des esprits congolais  »mangés »,  »envoûtés » par l’hégémonie culturelle occidentale tout en restant ouverte à l’interculturalité. (Notons en passant que l’interculturalité est une marque d’ouverture à l’autre dans sa diversité sans perte de son identité propre. Elle fait de cette ouverture  »vraie » un rendez-vous du donner et du recevoir. Elle dit nos limites cognitives en faisant de la diversité une richesse.)
La recréation de l’élite intellectuelle et politique du Congo-Kinshasa est fortement liée à la question de la refondation de l’Etat. En effet, c’est à une communauté politique organisée qu’il appartient d’assumer les fonctions de socialisation, d’individuation, d’identification et de structuration de l’imaginaire. Cela fait partie des responsabilités régaliennes d’un Etat digne de ce nom. L’assomption de ces fonctions dit sa légitimité. Recréer l’élite intellectuelle et politique du Congo-Kinshasa peut se faire concomitamment avec la refondation de l’Etat.
A ce point nommé, le rôle des  »éveilleurs » fondés sur les masses populaires est important. Ils doivent s’aider mutuellement, à travers les  »masambakanyi » et les collectifs citoyens à participer à la refondation de l’ Etat. D’un Etat social ayant comme matrice organisationnelle la solidarité, la coopération, la réciprocité et le conflit non-meurtrier.
Des  »éveilleurs » ont et auront toujours besoin des médias alternatifs (et des radios communautaires) pour poursuivre en permanence le travail d’éducation, de formation et d’information des masses populaires ; en visant un peu plus les jeunes, les femmes et les paysans. (Les pasteurs des églises, se souvenant de leur fonction prophétique, peuvent s’assumer, au cœur des assemblées qu’ils dirigent en tant que  »veilleurs et éveilleurs » ; c’est-à-dire comme des  »intellectuels critiques »).
Mbelu Babanya Kabudi
1https://fr.sputniknews.com/points_de_vue/201606271026187776-ocs-tachkent-elargissement/
2Lire B. BADIE, Nous ne sommes plus seuls au monde. Un autre regard sur l’ »ordre international », Paris, La Découverte, 2016.
3J.-C. GUILLEBAUD, Une autre vie est possible, Paris, L’Iconoclaste, 2012, p. 125.

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